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Parmi les souvenirs les plus enfouis de Nicolas, il y avait, bien sur, les premiers diagnostics de ses maladies et les quelques passages marquants de sa vie — son entrée au secondaire, à l’université, son premier travail.
Il en avait de nombreux : certains fabuleux, qu’il se plaisait à conserver malgré le fait qu’ils s’effritaient avec le temps, et d’autres, plus sombres, plus houleux, dont il ne se serait pas plaint de leur absence s’ils venaient à disparaître.
Mais aucune de ces résurgences n’était aussi irréaliste, aussi utopique, que la scène qui se déroulait devant ses yeux. L’inconnu au manteau fuselé noir, l’homme qui semblait répondre au nom de Silver, celui qui avait interrompu les confidences de Thaïs, l’observait minutieusement. Ses yeux azur, bleu lagon, le scrutaient — d’une manière qui différait pourtant avec celle de Thaïs —, alors qu’un flot de souvenirs paraissaient vouloir ressurgir de sa mémoire.
Nicolas sentait son aura se décupler autour de lui : la prestance qu’il imposait, l’intérêt vif qu’il semblait éprouver pour les souvenances. Il voyait Thaïs, comme un écho à la résonance qui le secouait, l’air d’avoir une longue longueur d’avance qu’elle abordait. Il percevait aussi la possibilité de les tordre dans la souffrance, de leur faire subir une torture mentale sans qu’aucun dommage ne soit causé à leurs corps.
Il ressentait tout ça : mais, plus important encore, Nick comprenait que ces habilités ne coïncidaient pas avec ses propres capacités. Il assimilait que c’était celles des autres alors que la voix de Thaïs se rafraîchissait dans son esprit : «tu viens d’absorber les miens. » ; «normal, t’as aspiré le pouvoir du vampire que j’ai tué.»
Ces échos du passé se répercutaient en lui comme désormais une évidence. Et peut-être qu’il aurait dû apprendre à se méfier de la facilité dont il avait fait preuve à croire tout ce qui lui avait été déblatéré.
– Es-tu sûre que c’est lui?
L’intonation grave avait d’abord fait sursauter Nicolas. Puis, elle l’avait fait relever les yeux vers sa provenance : Silver, sans jamais se départir de son manteau noir, venait de s’adresser à Thaïs, froidement. Celle-ci le considéra un instant, finit par hocher tendrement la tête.
– Maëlan existe : la légende est bien vraie.
– Il faut avertir le chef.
– Mieux veut garder son existence sous le secret — tu le sais aussi bien que moi.
– Alors qu’allons-nous faire de lui? Nous ne pouvons pas rester trop longtemps sur Mainworld, notre absence serait remarquée. Ça aussi, tu le sais aussi bien que moi.
Encore recroquevillé à même le sol, Nicolas observait la conversation des deux vampires se dérouler comme s’il était absent. Ébahi dans un premier temps, il fut pourtant bien vite dégrisé : entendre parler de sa personne comme s’il n’était pas là alors qu’il était juste devant n’avait jamais été quelque chose qu’il appréciait. Nick émit un raclement de gorge désapprobateur, grommela ce qui aurait pu s’apparenter à un «je suis toujours là, en passant» afin de s’emparer de l’attention des deux vampires.
Si Thaïs lui jeta à la suite un regard à la dérobée, Silver n’en fit rien et se contenta de l’ignorer et de persévérer dans la discussion.
Pourtant, à l’instant où Nicolas allait une seconde fois présenter son mécontentement, bien plus sèchement que lors de sa première tentative, son téléphone résonna — et celui-ci, contrairement à Nick, réussit à capter l’attention des vampires. Surpris par la sonnerie imprévisible, il tâtonna la poche de son jean à la recherche de son fameux portable. Si le numéro apparaissant n’était pas au nom de quelqu’un, il en connaissait assez les chiffres pour déterminer qu’il appartenait à son père. Il ignora rapidement l’appel, alors que les voix alternatives de Thaïs et Silver résonnèrent encore pour combler le silence.
Dans ce qui s’apparentait le plus à la vision humaine de l’enfer, sous une noirceur qui ne s’atténuait jamais, Eleonor se promenait, laissait divaguer son esprit en attendant le retour de Thaïs. Elle avait envisagé les possibilités, les avait contorsionnées, malmenées dans ses songes. Du Soleil, pas de sang animal. Un accident. Une altercation avec des membres de Firewold. Pourtant, alors que la liste s’allongeait, interminable, Eleonore ne put s’empêcher de concevoir que Thaïs était certes téméraire, mais qu’elle était assez perspicace pour se démêler de ces sortes de situations.
Et puis le doute s’imposa tranquillement à son esprit, s’encrant comme une certitude : quelque chose de grave, d’épineux, peut-être même de pernicieux, se tramait. Quelque chose d’assez important pour obnubiler Thaïs. Encore une fois, la liste des éventualités se dressa dans sa tête.
Une mission, une demande de la part du chef? Une nouvelle recrue? Un nouveau vampire considérable, influent, quelqu’un aux pouvoirs aussi prépondérants que les siens qu’elle devait apprivoiser?
Et aussitôt que l’utopie, vaporeuse et hypothétique, se forma, un nom claqua, comme marquer un fer rouge, dans le revers de ses pensées.
Maëlan. Puis, soudainement, les vagues d’une marée de songes créèrent un raffut inexpérimenté dans sa conscience. Ça se mouvait, ça gigotait, ça mordait : ça prenait vie. C’était tels une tempête qui éclatait, un ouragan qui s’élançait, des sables mouvants qui l’emportaient.
C’était comme une mélodie vertigineuse dont elle se laissait éprendre.
Thaïs, la jeune vampire sous-estimée malgré sa puissance, avait prouvé que la légende ancienne, que le mythe maudit, détenait son fondement.
Et c’est comme ça qu’Eleonore partit vers Mainworld : sur un simple coup de tête, emballée par une idée qui était peut-être mensongère, décidée à vérifier si l’impossible s’était concrétisé.
Nicolas se releva : claqua les paumes de ses mains sur la commode du motel. Les relents du bruit, ses répercussions, résonnèrent sourdement dans le silence qui avait d’un coup englouti la pièce. Ni Thaïs ni Silver ne sursauta comme il l’avait d’abord présumé. À la place, Thaïs le couvrait brusquement de son intérêt et Silver prit un malsain plaisir à déverser toute la colère qu’il entretenait pour Nick dans un regard.
– On peut m’expliquer, à la fin? tonna-t-il dans un élan de colère qui ne lui était en aucun cas familier.
Les émotions fortes le tenaillèrent tant qu’il vit quelques cendres lui lécher les doigts goulûment.
– Calme-toi, dicta doucement Thaïs. Et peut-être qu’après je répondrais à tes questions.
Nick inspira, expira. Il fit ce qu’on attendait de lui : respirer. Vivre. Il se sentit reprendre pied, redevenir normal, il laissa sa colère se dissiper et mollement s’effacer de son esprit.
– Bien. Dis-moi qu’est-ce que tu veux savoir.
Thaïs s’assit sur le rebord du lit, invita silencieusement Silver, toujours perdu dans son insonorité, à en faire de même. Nicolas s’accota sur la commode, pesa ses mots, ordonna les questions qu’il voulait poser dans leur ordre d’importance. Pourtant tout ce qu’il trouva à quémander fut un pitoyable :
– Vous êtes des vampires?
Silver se moqua de l’imbécillité de son interrogation ouvertement. Thaïs, plus consciencieuse, ne laissa qu’échapper un mince sourire qui fut ensuite ravalé par un acquiescement. Ses mains portées à son visage comme pour le délaver de ce qu’il espérait n’être rien de plus qu’un cauchemar, Nicolas se surprit à spéculer que succomber de ses maladies serait peut-être une fin plus heureuse que mourir sous la gouverne de deux vampires qui semblaient prêts à tout pour garder son existence sous le secret.
– Tu n’as pas cessé de m’appeler Maëlan, s’adressa-t-il à Thaïs. Qui est-ce? Pourquoi m’associer à lui?
La vampire, l’ombre aux longs cheveux ébène ondulant doucement au gré de l’air qui s’engouffrait de la fenêtre entre-ouverte, celle qui l’avait découvert, celle qu’il avait sauvée des rayons acides du soleil, se tendit. Imperceptiblement. Redoutant cette interrogation qu’elle savait qu’on lui poserait. Tanguant entre l’envie de lui dire la vérité, de lui conter tout le récit, et celle de le maintenir dans l’ignorance, de le protéger, mais aussi de se protéger des répercussions que la sincérité engendrait. Mais Silver ne lui laissa pas l’instant de se décider. Prenant l’initiative, il récita, alors que tous deux le regardaient, surpris de sa prise de parole :
– Maëlan est un conte, un apologue, qui date de la création de notre monde. C’est une légende ciblant un humain qui, à lui seul, pourrait engendrer l’extinction de notre espèce, de nos peuples, de nos mondes ; c'est quelqu'un qui pourrait mettre un terme à ce qui a été des milliers d'années de travail en un claquement de doigt s'il le désirait.
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