2 - Cauchemar ou réalité ?
Une douleur immense foudroya mon cœur. Le choc se répercuta dans chacun de mes membres. Mon cerveau parut brûler sous l'impact de cette énergie dévastatrice ; mon ventre se contracta si fort que je crus vomir.
Jamais encore je n'avais ressenti une telle chose, pas même lorsque le venin mortel des Ombres courait dans mes veines. Non, ici, c'était différent. C'était... comme si, littéralement, mon âme se déchirait en deux.
Je me redressai d'un coup, mon visage et ma tunique dégoulinant de sueur. Je hurlai, pour extérioriser ma douleur, et portai une main à ma poitrine.
Les larmes se mirent à couler à flots. Mon souffle, chaud et rapide, s'échouait sur mes lèvres par rafales. J'avais chaud et froid à la fois, et la panique m'enserra la poitrine en rendant chacune de mes respirations un peu plus difficiles. Mon front était brûlant ; je pouvais sentir battre les veines de mes tempes à la cadence de celle de mon cœur, qui, plein de douleur, allait à mille à l'heure. Mes mains tremblantes tentaient de s'accrocher au drap, recherchant vainement l'équilibre. Pourtant appuyée sur les coudes, je me sentis basculer ; chacun de mes muscles tremblait. Des spasmes allaient par vagues, frappaient sans ralentir. Mes yeux cherchaient sans succès à accrocher un détail de la pièce, que je ne reconnaissais pas - tout ne m'apparaissait maintenant que comme des ombres floues.
Mes oreilles bourdonnaient. J'entendais des cris, des larmes, portés par une voix gutturale et soumise à une souffrance qui semblait insoutenable. Mais, par dessous cet aspect physique, on pouvait percevoir le désespoir, la tristesse, le regret... Les mots étaient impossibles à discerner ; tout n'était qu'un fouillis désordonné, rapide et incompréhensible.
Je n'aurais pu savoir à qui appartenait cette voix si des images n'avaient pas été jointes à ces sons effroyables, par rafales violentes : des cheveux noirs et une peau mate tachés de sang. Des yeux d'un bleu rendu fade par la souffrance, mais dont le regard n'avait rien perdu de son intensité. Des plumes couleur ébène...
Elyon.
Soudain, une brûlure vive s'empara de mon poignet. Les images comme les hurlements se turent d'un coup, disparaissant aussi vite qu'ils étaient apparus. Je lâchai un cri, et mes yeux pleins de larmes se posèrent d'eux-mêmes sur la marque qui barrait ma peau : la fine lune blanche qui, une semaine plus tôt, brillait autant que les premiers rayons de soleil.
Je mis une seconde avant de réaliser que, dorénavant, plus aucune lumière n'émanait du symbole. Elle était comme inanimée. Vidée d'énergie, morte.
Non. Non !
Je restai quelques instants immobile, mes yeux louchant sur ce petit dessin qui représentait tant. Je pouvais sentir mon cœur vibrer dans ma poitrine, mais, en cet instant, j'aurais juré que le temps s'était arrêté. Je refusais de croire ce que tout ceci signifiait ; ce que tout ceci impliquait. Je ne pouvais pas. C'était impossible.
Un sanglot déchira le silence de ma chambre. Je me levais d'un bond, faisant valser mon édredon de l'autre côté du lit, et manquai de perdre l'équilibre. Tremblante, je tombai à genoux sur le sol, et me forçai à fermer les yeux. Inspirant difficilement, je pris de grandes inspirations. Puis, je me concentrai. Je plongeai dans les tréfonds de mon âme, et en inspectait chaque recoin, à la recherche d'une corde, d'un couloir, d'une porte... de n'importe quelle forme que pourrait prendre notre lien.
Après un temps, je m'arrêtai, incapable de continuer ; la douleur me foudroyait de part en part. Quelque chose en moi tombait en ruines, littéralement. Je pouvais presque entendre mon cœur se briser en mille fragments, pas plus solide que du verre.
Quand je fus forcée d'admettre ce qu'il était en train de se passer, ma gorge se serra si fort que respirer devint presque impossible.
Le lien m'unissant à Elyon n'existait plus.
Voilà, ce qui était en train de m'arriver : la divorcia. La séparation forcée de deux âmes sœurs, par la force. La rupture du lien d'amour.
Le déchirement d'une vie.
Je devais m'y attendre pourtant. Il était mort ; la rupture de notre lien devait bien arriver tôt ou tard. Mais j'avais refusé de l'admettre.
Je fus tout à coup parcourue d'un chagrin incontrôlable, et je mordis mon poing pour m'empêcher de faire trop de bruit. Je ne voulais pas réveiller le palais... Mais, plus je tentai de retenir mes pleurs, plus ils paraissaient s'intensifier.
Le visage de celui que j'aimais était incrusté dans ma rétine. Bien que sa perte ne remontait qu'à une semaine, je ressentais son absence comme s'il était parti depuis une éternité... mais maintenant que notre lien était brisé ? L'idée de continuer à vivre m'était insoutenable. Pas sans lui.
Mon âme sœur est morte.
Comment aimer après cela, après lui ?
Et pourquoi vivre si l'on ne peut plus aimer ?
La porte de ma chambre s'ouvrit en grand, et je n'eus pas besoin de relever la tête pour connaitre l'identité du nouvel arrivant - ces dernières nuits, elle avait pris l'habitude de se rendre dans ma chambre quand j'étais réveillée par un cauchemar.
C'était Lenora. Ses longs cheveux d'un beau roux cuivré, échevelés, témoignaient de son réveil abrupt, et retombaient en de jolies boucles sur ses épaules, à peine recouvertes d'une nuisette de soie rouge.
La chambre fut traversée d'un rayon de lumière bleue, projetée par la Lune à travers les imposantes fenêtres du couloir. La jeune fille n'eut besoin que d'un regard pour comprendre que, cette nuit, la situation était différente. Que ce n'était pas un cauchemar qui m'avait réveillée.
Ses yeux dévièrent sur mon poignet, que je serrai de toutes mes forces entre mon poing, comme si j'espérais annihiler la douleur. Elle s'approcha doucement, et s'agenouilla devant moi. D'un geste lent et doux, elle desserra ma prise... et découvrit l'objet de mes larmes.
Un voile passa devant ses yeux, et elle mordit ses lèvres, tremblantes. Elle plongea son regard dans le mien, et ses paumes vinrent encadrer mon visage, tandis que ses pouces essuyèrent les fines perles qui y coulaient. Son contact, solaire, fit se répandre sur ma peau une douce chaleur, innée chez ces êtres du Soleil. « Seira... » fut tout ce qu'elle parvint à dire. Et, pour la première fois depuis le jour où nous avions tout perdu, je vis ses yeux se remplir de larmes, à elle aussi.
Lenora m'enserra alors de ses bras chauds et puissants et, d'une main, fit tomber mon front contre son cou. Puis, en me poussant légèrement, amena mon corps à retomber contre le sien, tandis que sa main effectuait des allers-retours contre mon dos. Ses ailes nous enveloppèrent comme une couverture, et le blanc de mes plumes se mêla au sien de ses ailes.
Un cocon se forma petit à petit autour de nous, et je repensai à son passage dans ma chambre, la première nuit. Quand je l'avais vue arriver, je m'étais immobilisée ; j'étais surprise et horrifiée, mais surtout honteuse. Pourtant, sans dire un mot, elle s'était installée contre moi et s'était rendormie à mes côtés, en patientant jusqu'à ce que mes larmes se tarissent.
Je n'avais pas reconnu cette Lenora. Toute trace de froideur s'était évanouie de son beau visage. Ne restait que l'inévitable cicatrice du chagrin que nous portions tous, et qui ne partirait jamais. La jeune princesse était forte, bien plus forte que moi. Ses émotions ne débordaient jamais, ou très rarement. Elle restait noble, en toutes circonstances. Sa tristesse immense ne transparaissait qu'à travers ses prunelles, quand on savait bien regarder. Moi, en l'occurrence, qui aie pourtant affronté la mort plusieurs fois, je demeurais incapable de rester de marbre.
Le corps de Lenora, par de légers ballotements, continuait de me bercer avec douceur. Depuis cet évènement tragique, il ne résidait plus aucune jalousie, rancœur, ou quelque ressentiment que ce soit entre nous. Le deuil les avait tous effacés, sans qu'aucun mot ne soit nécessaire. C'était tout, c'était comme ça. Parfois, il n'était plus nécessaire de parler : nous nous étions alliées contre le chagrin d'un commun accord, qui n'avait jamais été formulé. Elle me prêtait sa force, je lui prêtais la mienne. Nous nous épaulerions sans faillir, jusqu'à ce que la tristesse ne soit plus qu'un vieux reflet.
⋅∙✶⦁☾⦁✶∙⋅
Je me réveillai dans mon lit, seule. Toutefois, la place à côté de moi était encore chaude ; Lenora avait dû partir quelques minutes plus tôt. Un mot avait d'ailleurs été laissé sur le matelas : « Repose-toi, aujourd'hui. Je peux y aller seule, ils comprendront ».
Je soupirai au souvenir de l'évènement rappelé dans le message - un conseil se tenait ce matin, réunissant tous les membres du gouvernement. Il aurait dû avoir lieu plus tôt, mais l'enterrement et la situation actuelle avaient retardé les choses. Je devrais en être, d'ailleurs. C'était mon rôle en tant qu'Héritière, et encore plus maintenant que Kalyra était invalide. Donc non, je doutai qu'ils comprendraient, mais j'appréciai l'effort de Lenora pour me rassurer.
Je me redressai pour m'assoir, et profitai du silence qui régnait dans ma chambre. Les rayons du Soleil barraient le sol de ma chambre, et se réfléchissaient sur les meubles. L'astre était d'ailleurs déjà bien avancé dans sa course.
Je me frottai le visage, en espérant le vivifier un petit peu. Il était bouffi et crasseux, résultat d'une nuit à pleurer en silence ; mes cernes pouvaient en témoigner, elles aussi. Lenora était longtemps restée allongée à côté de moi, puis je l'ai sentie me prendre pour me rallonger sur mon lit. Elle s'est ensuite étendue à mes côtés, et s'est endormie quelques minutes plus tard, en pensant certainement que c'était mon cas également - ça ne l'a pas été. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, et j'ai dû à certains moments me mordre la lèvre jusqu'au sang pour ne pas la réveiller en pleurant. Mon cœur et mon poignet ont continué à me faire souffrir une bonne partie de la nuit, et je les sentais encore ce matin.
Comment pourrais-je affronter les prochains jours, semaines, et années qui allaient suivre ? J'allais devoir apprendre à vivre dans un monde où il n'existait pas, et je n'étais pas sûre d'en avoir la force.
Tremblante, je retins une nouvelle montée de larmes. Un rire amer s'échappa de ma gorge quand je relevai la tête, et que mes yeux rencontrèrent mon reflet dans le miroir. J'étais misérable : mes yeux étaient rougis, et soulignés de poches épaisses ; mon teint était cadavérique, mon visage bouffi ; mes cheveux avaient perdu tout éclat, étaient gras et emmêlés... Quand à ma silhouette... après une semaine sans manger, il ne restait plus grand-chose. Je pouvais compter mes côtes, et mes pommettes n'avaient jamais été aussi marquées.
Je détournai le regard, et me décidai à me lever. J'enfilai le déshabillé qui traînait sur un fauteuil, et sortis - je n'avais pas la force de m'habiller, pas aujourd'hui. En fait, je n'en avais même plus rien à faire de ce à quoi je pouvais ressembler. Le regard des autres n'importait plus ; plus rien ne semblait avoir d'importance.
Dans le couloir, je pouvais sentir les messes-basses glisser sur moi. Qu'elles soient médisantes ou inquiètes, plus aucune n'atteignait mes oreilles alors que, la veille encore, chaque remarque m'enfonçait un peu plus.
Alors que je me trouvai eu pied du grand escalier, une voix grave m'interpella :
- Votre Altesse ?
C'était Aarin ; sa voix était reconnaissable, car son timbre un peu râpeux était peu commun. Il devait se rendre à la salle du conseil, c'est-à-dire dans le sens contraire au mien.
- Tout va bien ? poursuivit-il, les sourcils froncés.
Je ne répondis pas, me contentant d'un regard dans sa direction - vide, de toute évidence, car il sembla encore plus inquiet.
Pour éviter les questions - j'étais bien loin d'être prête à en parler - je me fondis dans tous les courtisans qui allaient et venaient dans la large allée pour lui fausser compagnie et me réfugier dans l'un des petits couloirs annexes. Je pressai le pas, courant presque, jusqu'à me retrouver dans les quartiers royaux. La Lignée.
La porte que j'avais franchie plus d'une centaine de fois ces derniers jours m'attendait, au bout du couloir. Je l'ouvrai et, une fois rentrée, la fermai à clé.
Le silence qui régnait à l'intérieur de la chambre était total, glaçant. Aucune lumière ne pénétrait dans la grande pièce, les fenêtres étant obstruées d'épais rideaux de velours.
Sans un bruit et d'une démarche un peu chancelante, je m'avançai vers le meuble central de la pièce : un immense lit baldaquin, sur lequel reposait Saphir et, allongée à côté de l'animal, le dernier membre de ma famille - Kalyra.
Ma grand-mère n'avait toujours pas démontré le moindre signe de vie. Ces derniers jours, j'avais prié pour voir ses paupières frémir, ses doigts remuer... n'importe quoi qui traduirait une quelconque conscience. Seule sa poitrine se soulevait encore, signe qu'elle était encore en vie. Mais pour combien de temps ? À la vue de son corps frêle, recouvert de runes incompréhensibles censées détenir des propriétés curatives, je frémis.
Je n'avais jusqu'à présent jamais osé lui parler. Il était impossible d'obtenir une quelconque intimité : son corps était entouré en permanence de soigneurs et de mages médecins, qui bataillaient ferme pour stabiliser son état. Je m'étonnai de ne pas les voir, ce matin. Leur absence pouvait signifier deux choses : soit son état était maintenant stable et elle avait besoin de repos... ou alors il n'y avait plus rien à faire, et ils la laissaient mourir dans le calme. Ma gorge se serra.
Doucement, je m'allongeai à ses côtés. Le matelas s'affaissa légèrement, et Saphir ouvrit un œil. Ses oreilles remuèrent légèrement lorsqu'elle constata mon arrivée, et je lui souris. Ma main trouva sa fourrure, et entama d'y effectuer des allers-retours qui, je l'espérais très fort, lui apporteraient un peu de réconfort. À l'instar de ma grand-mère, la belle Nocturne n'allait pas bien. Son état se dégradait de jour en jour, et d'après les médecins, elle ne tarderait pas à... s'en aller. J'avais demandé si elle souffrait ; apparemment, ce n'était pas le cas. Pas physiquement, du moins. Une intense activité dans le système limbique - le cerveau émotionnel - indiquerait qu'elle subissait, mais d'une autre manière. Est-ce que Saphir ressentait la même chose que moi, en ce moment ? Ce sentiment de manque, d'être incomplet ? D'être... vide ? Est-ce que la divorcia pouvait être comparée, de près ou de loin, à la rupture du lien entre l'Amilié et son Amili ?
La créature se rendormit en ronronnant, bercée par mes caresses. J'eus une pensée pour Halcyon qui, interdit de pénétrer dans l'enceinte du palais, attendait chaque jour sa ration de tendresse dans le ciel gris de Danamore.
Je pris soudain conscience de la nature de ce poids sur mon âme, qui ne me quittait plus et qui, chaque jour, m'enterrait un peu plus : la solitude. Je me sentais seule. Effroyablement seule. Xerys. Elyon. Kalyra. Même Halcyon... autant d'être aimés dont le contact m'était maintenant réduit... ou impossible. Seule restait Lenora, que je ne remercierais jamais assez pour être ma dernière encre, même si elle n'en avait pas conscience.
Et si, comme cela était arrivé à Archaos, la divorcia et la solitude me faisaient perdre la tête ? Et si je devenais froide et cruelle, comme lui, criant vengeance jusqu'à ma mort ? Un frisson me parcourut l'échine, et je me blottis davantage contre ma grand-mère, resserrant le déshabillé autour de ma poitrine. Et comment ne pas savoir que ma divorcia ne serait pas pire encore ? Elyon et moi étions liés depuis des millénaires. Nous étions des Octotemporas : nos âmes s'étant aimées huit fois par le passé, notre lien était donc très puissant. Se pourrait-il que sa rupture soit encore plus dévastatrice ? Plutôt mourir que finir comme mon oncle. Plutôt mourir qu'endurer une souffrance éternelle, et être guidée par un désir de vengeance jamais assouvi.
J'avais promis à Xerys et Elyon que je continuerais à me battre. Mais si le meilleur moyen pour sauver le monde était que je disparaisse ? Car, qui savait de quoi je serais capable, si la rage venait à me dominer ? Tout le monde voyait mon pouvoir comme une bénédiction, comme l'arme qui débarrasserait Amoris d'Archaos. J'avais toujours été la seule à le considérer comme une menace. Et si j'avais toujours eu raison ?
Oui, peut-être que la meilleure solution est que je disparaisse.
Je céderais mon statut de Gardienne des Légendes à une jeune fille plus forte et moins dangereuse que moi. Ma place sur le trône des Aequoriales et des Meridiems serait confiée à quelqu'un de plus expérimenté. Et puis... sans moi, Archaos n'aurait plus les moyens de s'emparer des clés. Quant à ma place sur le champ de bataille... je n'avais jamais été utile. Je n'étais pas irremplaçable. Je n'avais rien d'une guerrière comme Lenora, ou comme Elyon.
Mon poing se resserra sur mon vêtement, et je ramenai mes genoux contre ma poitrine. Roulée en boule, je sentis mon cœur se compresser si fort dans ma poitrine que je craignis qu'il n'explose.
Seira.
Je m'immobilisai. Quelle était cette voix ? Je l'avais déjà entendue, j'en étais sûre. Douce, résonnante... comme venant d'un autre monde.
Ferme les yeux.
Je relevai la tête, cherchant d'où elle pourrait bien provenir. Mais il n'y avait personne dans la chambre, personne à part Kalyra, toujours inconsciente.
Je devenais folle.
Ferme les yeux, répéta la voix.
J'obéis, comme soumise à une force qui me dépassait. À peine mes paupières furent-elles closes que mon esprit se retrouva projeté à travers des milliers de rideaux de lumière, comme des pages d'un livre qui se tourneraient à toute vitesse. Quand cela s'arrêta enfin, je me tenais dans un espace clos, mais immense, à l'apparence étrange : on aurait dit l'intérieur d'une pierre précieuse. Les parois qui la délimitaient laissaient passer une lumière tamisée, dont la réflexion sur le cristal projetait des rayons colorés dans toutes les directions. De minuscules billes de lumières - certaines brillant plus que d'autres - flottaient dans l'air, remuant au moindre de mes mouvements. On aurait dit des milliards de petites étoiles.
L'endroit était magnifique. Je flottai au milieu de ce ballet de lumière, portée par un air qui semblait statique, épais, comme saturé de magie.
La voix se mit à résonner à nouveau, mais cette fois, elle était beaucoup plus nette, comme si son ou sa propriétaire se trouvait juste à côté de moi :
Seira... ne laisse pas les ténèbres t'envahir. N'abandonne pas ce pour quoi tu es née. Tu as prêté serment.
« Qui êtes-vous ? » murmurai-je.
Tu me connais déjà, mais sous une autre forme.
Un déclic, et je reconnus alors cette voix qu'en effet, j'avais déjà entendue auparavant - le jour de la cérémonie de ma Nomination. Elle était celle de la Légende de Magie.
Amoris est en danger, elle a besoin de toi, reprit-elle.
« Je ne suis plus si sûre... d'avoir la force d'affronter ce qui m'attend. Pas ainsi. Pas toute seule... j'ai tout perdu », murmurai-je, en baissant la tête.
Mon enfant. Perdre quelqu'un ne signifie que cette personne nous abandonne. Elles sont toujours là, avec nous. La mort n'est pas un adieu.
Je gardai le silence, les mots se mélangeant tous dans ma tête. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, et dans cet espace immense en compagnie de la Légende de Magie, je me sentais ridiculement faible.
Tu te tiens dans le noyau central d'Amoris, m'informa la Légende. Les petites étoiles que tu vois autour de toi sont des âmes. Les âmes n'ayant jamais foulé le sol d'Amoris, et celles qui le feront. Aucune n'est plus importante que les autres, mais certaines brillent plus fort, car, que cela soit ici ou sur Amoris, elles illuminent le monde par leur courage, leur bonté, leur générosité.
Une étoile s'avança jusqu'à moi. Elle paraissait sur le point de s'éteindre ; sa lumière était risible comparée à celle des autres.
Celle-ci est celle de ton oncle. Elle est atteinte du seul mal qui peut briser une âme, et la faire disparaître. À jamais.
« La divorcia », soufflai-je.
Oui, c'est du moins le nom qui lui a été donné. La divorcia est la conséquence d'un principe fort et immuable : celui que les âmes meurent sans amour, parce qu'elles naissent pour aimer et être aimées en retour.
Tout d'un coup, je compris la raison qui faisait que cette Légende dominait toutes les autres. Parce que l'amour, qu'importe sa forme, incitait à faire preuve de bonté, de courage, de sagesse... Il nous poussait à être fidèles et humbles. Il était ce qui rendait la vie si belle et la mort plus belle encore, parce rien ne pouvait le vaincre, pas même le passage d'une âme d'un monde à un autre.
« Est-ce que... est-ce que c'est ce qui m'arrive ? » susurrai-je, la voix entrecoupée de sanglot. « Est-ce que mon âme est en train de mourir ? »
Le souvenir de tous les crimes engendrés par mon oncle me heurtèrent un à un, mais cette fois il n'en était plus l'auteur. Je l'étais.
« Je ne veux pas... je ne veux pas causer davantage de mal. »
Ma gorge était tellement serrée que chaque syllabe me brûlait. La panique et le chagrin étaient comme un nœud qui ne cessait de se resserrer autour de ma gorge.
Jeune enfant, la divorcia n'est pas un choix, certes. La douleur est inévitable. En revanche, ta réaction face à celle-ci en est un. Ton oncle a préféré la laisser l'envahir, et s'est enfermé dans la haine et la solitude ; jamais il n'a été écrit que cela devait être ton cas.
J'opinais, me mordant les lèvres jusqu'au sang pour ne plus laisser les larmes couler.
Ton âme n'est pas en train de mourir. Pas encore, du moins. Le lien que tu partages avec celui que tu aimes est d'évidence dangereusement ténu, mais il n'est pas encore rompu. C'est ta peur qu'il le soit qui t'a fait l'enfouir tout au fond de toi, jusqu'à ce que toi-même, tu ne puisses plus le sentir.
« Je ne comprends pas. Elyon... »
Seira. Elyon est vivant.
Mon cœur rata un battement, et je me sentis défaillir.
« Elyon est vivant.
Elyon est vivant.
Elyon est vivant. »
J'éclatais en sanglots, tellement violents que mon ventre m'en fit mal. Mais ce n'était rien. Que le ciel fût loué, le Soleil et la Lune m'avaient entendue. Les étoiles brilleraient plus fort, le Temps s'arrêterait, et l'équilibre serait restauré : il était vivant.
« Comment ? Pourquoi ai-je aussi mal, dans ce cas ? » parvins-je à formuler, le monde tournant dorénavant à mille à l'heure autour de moi.
Lui et toi êtes intimement liés. En vous aimant huit fois, vous avez défié la Mort et le Temps. Vos perceptions de l'autre sont amplifiées, et la moindre séparation peut être destructrice, car vous vous attirez, en permanence. Vous avez besoin l'un de l'autre comme de respirer.
Si je ne flottai pas dans le vide, le soulagement intense que je ressentais en ce moment même m'aurait très certainement fait perdre l'équilibre. J'opinai, les mots résonnant toujours en moi. Après quelques minutes qui semblèrent durer une éternité, mes pensées finirent par s'échouer sur mes lèvres :
« Il faut que j'aille le chercher. »
Dans ma tête, la Légende acquiesça. Comme pour le confirmer, la lumière noya soudain mon champ de vision, signe qu'elle me renvoyait dans la chambre de Kalyra.
Sa voix, de plus en plus lointaine, me fit cependant parvenir ces dernières paroles :
Prends garde, Seira : n'oublie pas ce que tu es. Ta condition exige des sacrifices, même les plus cruels, car tu ne devras jamais faire passer ton bonheur personnel avant celui des autres. Ta mère, elle, l'avait oublié.
Ma réapparition dans le monde réel s'acheva avec ces mots, et mon cœur se serra alors que je pris conscience de ce qu'ils voulaient dire. Silencieuse, je mis un moment avant d'ouvrir les yeux ; je craignis d'avoir rêvé.
Un contact inattendu sur le haut de mon crâne me fit précipitamment ouvrir mes paupières. Un cri de surprise s'échappa de ma bouche qu'en j'en constatai l'auteur : Kalyra. Grand-mère était réveillée.
Je me redressai et, la poitrine noyée de joie, je m'empressai de l'étreindre du mieux que je le pus. La reine murmura, contre mon oreille :
- Ma petite-fille...
Sa voix était émue, et sa fragilité illustrait l'état de détresse physique dans lequel elle se trouvait encore. Je souris de toutes mes dents, c'était plus fort que moi. Je m'inquiétai cependant, quand ses yeux croisèrent les miens : autrefois d'un noisette brillant, ils étaient dorénavant d'un gris terne. Et je ne savais que trop bien ce que cela signifiait. Que la mort n'était pas loin. Peut-être même nous guettait-elle en ce moment même.
Les coins de mes lèvres retombèrent aussi vite qu'ils s'étaient redressés, et chacun de mes muscles se tendit.
- Grand-mère ?
Sans me répondre, Kalyra joignit difficilement ses mains aux miennes, et les serra aussi fort que sa force le lui permettait. Je l'interrogeai du regard, et elle n'eut pas besoin de prononcer un mot ; un regard suffit.
- Non, non... gémis-je, tremblante. Ne me laisse pas !
- Chérie...
- J'ai besoin de toi ! m'écriai-je, la panique me faisant peu à peu voir flou.
- Ce n'est pas vrai, répliqua-t-elle, de son éternelle voix douce et digne.
Je secouai la tête, les yeux embués de larmes.
- Non, c'est vrai. Je n'ai aucune idée de ce que je dois faire, je...
Je m'interrompis, essoufflée ; les mots mourraient sur mes lèvres.
Ses yeux se voilèrent, et elle esquissa un sourire triste.
- Commence par reformer la Ligue des Cinq Couronnes. Une alliance est votre meilleure chance.
J'acquiesçai, et elle poursuivit :
- Mais par-dessus tout, tu dois te faire confiance. Suis ton instinct : tu n'as pas été faite Gardienne pour rien, Seira. Tout ce dont tu as besoin se trouve en toi. Tu es la clé.
Comme à chaque fois que l'on me rappelait ma place dans ce monde, un poids immense tomba sur mes épaules. Cela dut se voir, car ses doigts fins relevèrent mon menton et caressèrent ma joue.
- Sois fière de toi autant que je le suis. Promis ?
- Promis.
Et je me jurais de tenir parole même si, pour l'instant, je n'y croyais pas encore.
Sa main retomba contre le matelas, ce qui fit se redresser la tête de Saphir. La Nocturnale la renifla et lui porta quelques coups de langue, puis ses oreilles retombèrent ; mon cœur sursauta à ce signal.
Nos yeux se heurtèrent une dernière fois, et j'espérais que ma grand-mère comprendrait dans cet ultime regard à quel point je l'aimais, à quel point j'étais désolée, et que je regrettai tous les moments que nous ne pourrions pas partager.
- Je t'aime, remuèrent ses lèvres une dernière fois.
- Je t'aime.
Je ne sus même pas si cela avait été compréhensible, tellement ma voix fut noyée dans les pleurs.
Le monde s'était fait sourd à mes oreilles ; la Mort était silencieuse. Peut-être pour nous laisser apprécier les derniers battements du cœur, ou simplement pour nous faire entendre les mots les plus importants. Ceux qui sont chuchotés au creux de l'oreille, et ceux qui, souvent, n'ont pas besoin d'être entendus pour être compris.
Les paupières de Kalyra se scellèrent et, presque instantanément, sa poitrine cessa de se soulever. Bien quelques secondes plus tard, une boule lumineuse s'échappa de sa poitrine et, à toute vitesse, gagna le ciel. Sa magie regagnait le noyau d'Amoris, en attendant d'être redistribuée.
Elle s'était sacrifiée en un battement de cœur, par amour pour son peuple. Il n'y avait pas de mort plus honorable.
Un sanglot étranglé s'échappa de ma gorge. Mes prunelles restaient vissées sur ce visage que je n'oublierais jamais. Saphir posa sa tête sur mon ventre, et je m'accrochai à ce toucher chaud pour ne pas sombrer.
La couronne disparaîtra peut-être, mais la Reine restera.
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