7 - Une lumière dans la nuit
Point de vue de Seira
En quittant la grande salle, je retins le hurlement que je sentais monter dans ma gorge. Je me mis à courir, du plus vite que je le pus et, plusieurs fois, je manquai de percuter des passants, qui m'observaient d'un drôle d'air. Mais j'étais insensible à leur regard.
J'avais besoin d'air. Maintenant. Le nœud qui s'était formé dans ma gorge me serrait si fort que j'en avais mal.
Je trouvais vite une porte de sortie, ouvrant sur un petit escalier qui menait à la plage, en contrebas du palais. Je m'empressai de m'y engouffrer et de dévaler les marches, ramenant mes ailes contre moi pour éviter qu'elles ne frôlent trop les murs. Je sentais le vent de la mer et le sel des vagues d'ici ; vite, de l'air.
Lorsque j'approchai la petite porte de métal me séparant de l'extérieur, je sentis le symbole gravé sur mon front se réchauffer. Sans que j'eusse prononcé un mot où que j'aie à sortir une clé, la porte s'ouvrit en grand. Je la franchis, impatiente.
Si je n'étais pas aussi bouleversée, peut-être me serais-je arrêtée pour observer la beauté du paysage qui s'étendait sous mes yeux. Une belle plage d'un sable presque blanc, et les vagues balayant ses côtes dans un doux chuchotement. La brume saupoudrait l'horizon comme un souffle chaud et humide, et quelques remous à la surface de l'eau laissaient deviner toute la vie qui bordait les criques de Danamore.
Je courais à toute vitesse sur le sable, ne sachant ni où j'allais ni pourquoi ; pour fuir ? Quoi, la réalité ? Peut-être était-ce temps de l'affronter, justement.
Elyon. J'avais perdu Elyon.
Et je n'avais aucun, aucun moyen de le retrouver.
« Je t'aime », avait-il prononcé, comme s'il m'avait su à ses côtés. Ses yeux d'un bleu terne avaient été emplis d'une souffrance et d'une terreur que je ne lui aurai jamais pensé. J'avais crié, hurlé, encore et encore, pour qu'il m'entende. Mais il avait semblé déjà loin quand ses paupières s'étaient fermées, et que ces derniers mots avaient franchi ses lèvres : « Ne me cherche pas ». Brusquement, je m'étais retrouvée propulsée dans un ouragan transdimensionnel, comme s'il m'avait simplement claqué la porte au nez, comme s'il m'avait frappée pour me repousser. Moins d'une demi-seconde plus tard, je tombais sur le sol froid de la salle du conseil, me demandant ce qui venait de se passer.
Maintenant, la stupeur se dissipait et les zones d'ombres s'éclaircissaient. Il semblerait qu'Elyon ait décidé de faire disparaitre notre lien ; et mon instinct me disait que la scène que je venais de vivre n'était pas récente. Non, elle devait certainement dater d'une semaine, pile au moment où j'avais senti cette rupture en moi, sept nuits plus tôt. Mais pourquoi son message m'était-il parvenu seulement maintenant ? La dimension dans laquelle il se trouvait était-elle si éloignée de la nôtre ? Ou peut-être n'avait - il pas consciemment eu l'intention de me l'adresser ; peut-être que ces six mots s'étaient retrouvés ballotés dans l'Univers, avant d'être guidés par l'ouverture qu'Igar et moi avions créée.
Et par-dessus tout, pourquoi Elyon ne voulait-il pas que je le retrouve ? Sa situation était-elle à ce point catastrophique pour qu'il veuille me tenir à l'écart ? Car c'était évident, il me protégeait. Encore.
Et parmi cette tempête d'inquiétude, de désespoir et d'amour que je sentais remuer en moi, je sentis également la colère gronder. Quand j'étais partie seule au temple, il me l'avait reproché, alors que je l'avais fait pour les mêmes raisons que lui le faisait maintenant. Sauf que moi, je n'avais maintenant plus aucun moyen de le rejoindre, de le retrouver, et même de savoir où il était. Il m'avait enlevé la seule clé que j'ai jamais eue, mon seul indice : notre lien. Et cela me rendait folle, folle de rage.
Je hurlai, mes genoux s'échouant sur le sol, mes mains se saisissant de poignées de sable pour les rejeter avec fureur dans l'océan. C'était stupide, vain et inutile. Mais à cet instant, ce fut le seul moyen que je trouvai pour gérer la colère et la douleur cuisante que je sentais en moi. Je hurlai :
- J'ai besoin de toi ! Pourquoi as-tu fait cela ? J'ai besoin de toi, laisse-moi te retrouver !
Ma voix se brisa, et mes épaules se voutèrent tandis que je continuai de crier, ma voix démesurément forte comparée au calme qui régnait sur la plage :
- Tout le monde disparait autour de moi ! Isira, Meryl, puis Xerys, ensuite Kalyra... et maintenant toi !
Ma voix entrecoupée de sanglots paraissait résonner à l'infini dans cette nature immense.
Soudain, la colère s'envola aussi vite qu'elle était apparue, et il ne me resta plus que le chagrin, et la souffrance. Mes épaules et ma nuque se relâchèrent, mes ailes s'étendirent à côté de moi comme deux pétales fanés. D'un geste lent, dénué de force, j'essuyai les larmes qui perlaient, murmurant :
- Si je ne te retrouve pas, qu'est-ce que je deviendrai, hein ?
J'avais toujours été convaincue que l'on ne pouvait être défini que par soi-même, jamais à travers les autres, jamais à travers une autre personne. Mais alors, pourquoi avais-je à ce point l'impression de ne plus être que la moitié de moi-même ? Aujourd'hui plus que jamais, l'hypothèse laissant penser qu'Elyon et moi ne faisions qu'un me parut comme étant la plus grande vérité qui soit. C'était incroyable à quel point l'amour pouvait nous combler comme nous vider d'un coup, sans demie mesure.
Je ramenai mes genoux contre moi, les serrant fort de mes bras, comme si je cherchais à tout prix à garder l'équilibre au milieu de ce monde qui tanguait et s'écroulait.
Le silence retrouva sa place, et tout à coup, je me retrouvai à étouffer sur cette plage qu'une minute plus tôt, je trouvais magnifique. La solitude m'écrasait, revenant à la charge après une semaine à l'éviter en m'entraînant tous les jours jusqu'à épuisement.
Je laissai ma respiration se calmer, et après une bonne dizaine de minutes, une quiétude si forte se fit en moi que je me sentis vide. Comme si je n'étais plus capable d'aucun sentiment.
Mon cœur était à sec.
Un battement d'ailes résonna au-dessus de moi, et je sus rien qu'à l'ombre immense qui se répandit sur le sable que c'était Halcyon.
Mon Amili n'avait pas mis longtemps à me trouver. Il se posa à mes côtés, dans un atterrissage que j'entendais à peine tellement il fut léger et maitrisé - tout le contraire des miens. Une seconde plus tard, un souffle chaud vint soulever les mèches devant mon visage, et une truffe râpeuse et humide se posa sur mon front en me poussant légèrement. Sans relever la tête, je détachai mes bras de mes genoux et les enroulaient à la place autour de l'encolure blanche de la Lumière. Ses ailes virent me recouvrir puis me dissimuler toute entière, si bien que je me sentis dans un cocon, dans un œuf, à l'abri du monde. Ici, je pouvais tout oublier.
C'était chaud, doux. Trop agréable pour être quitté.
Peut-être devrais-je rester ici pour toujours. C'était égoïste ; mais je n'avais plus rien envie d'autre.
Des pensées réconfortantes firent leur place dans ma tête, d'une voix masculine, mais encore légèrement fluette, telle que j'imaginai celle d'Halcyon s'il pouvait parler.
Quand je me sentis m'endormir, après un temps que je ne pourrais pas définir, mon dragon déroula ses ailes. Il me signifia qu'il était temps de remonter, sans quoi tout le monde allait finir par s'inquiéter.
Je ne savais même pas vraiment s'ils en avaient encore quelque chose à faire, de moi, maintenant. J'étais incapable d'utiliser mes pouvoirs, ce qui me présentait comme un élément inutile. Pire, un maillon faible. Comme dirait le Roi Telor, ils auraient plus à gagner à me laisser sur cette plage, en attendant que les Ombres viennent me prendre. Cette possibilité ne m'effraya même pas ; en fait, elle me permettrait même de rejoindre Elyon. Quitte à mourir un jour - d'ici peu, sûrement - autant que ce soit avec lui.
« Que se passe-t-il ? Ce n'est pas la Seira que je connais. »
Mon cœur rata un battement, et j'ouvris grand mes yeux, dévisageant mon Amili, cherchant à savoir si cette voix venait de lui. Mais non, c'était impossible. Elle était féminine, et, par-dessus tout, je la connaissais. Du moins, je l'avais connue.
Soudain fébrile, j'inspectai la plage, cherchant une quelconque présence. Mon corps tourna sur lui-même, et je tendis l'oreille, soudain sensible au moindre bruit. Mais je n'entendais rien d'autre que le bruit du vent et des vagues, qui effleuraient dans une caresse lente les rochers qui bordaient la côte.
Puis, quand mon regard s'arrêta sur la porte en métal par laquelle j'étais sortie, il distingua une forme noire, de taille moyenne. Je plissai les yeux, vieille habitude qui remontait aux temps où ma vue n'était pas encore aussi aiguisée que celle d'un rapace.
C'était Saphir, qui s'approchait d'une démarche souple et féline jusqu'à moi. Je me figeai, avant de m'écrier :
- Saphir, ma belle ! Qu'est-ce que tu fais là ?
La louve ne me répondit pas, évidemment. Mais que faisait-elle ici ? Comment m'avait-elle retrouvée ? Et surtout, depuis quand était-elle en aussi grande forme ?
La dernière fois que je l'avais vue, c'était hier, entre les mains de mages qui m'assuraient qu'elle n'en aurait plus pour longtemps. Son poil était rêche, presque grisâtre, et terne. Mais ce matin, il paraissait avoir regagné en souplesse et en brillance, ce qui sous-entendait qu'elle avait repris des forces. Comment était-ce possible ?
Quand la belle Nocturnale arriva à mon niveau, le museau frémissant, je m'accroupis pour la caresser, émue.
- Dis donc, c'est que tu m'as l'air d'aller mieux !
La créature se blottit un peu plus contre moi, tandis que la voix résonna à nouveau, plus distincte :
- Elle est forte, comme sa maitresse.
Je me retournai en sursautant, cette fois persuadée que l'origine de cette voix se trouvait derrière mon dos.
Mon cœur s'arrêta de battre. Ma vision se fit floue. Je tombai en arrière, sur le sable.
Le temps sembla s'arrêter quand je croisai ce regard que je pensais ne plus jamais retrouver.
Xerys.
Mon amie se tenait juste en face de moi, radieuse. Ses yeux bleus me détaillaient avec émotion, et les larmes menaçaient de rouler sur ses joues. Ses longs cheveux blonds étaient laissés lâches, et elle portait une longue robe blanche, extrêmement simple, qui mettait sa beauté angélique en valeur. Elle était pieds nus dans le sable, l'écume ruisselant sur ses chevilles. Ses ailes de Grande Messagère s'élevaient, grandioses, dans son dos.
C'était bien elle.
Je me dégageai de l'étreinte d'Halcyon et me relevai d'un seul coup, rechutant de peu dans ma hâte. Je courus jusqu'à elle, le cœur battant, ne voulant pas croire à ce que j'avais sous les yeux avant d'avoir pu la serrer dans mes bras.
Quand je lui ouvris mes bras pour l'enserrer de toutes mes forces... je ne rencontrai que le vide. Je m'immobilisai, sentant l'espoir mourir en moi, aussi vite qu'il avait germé.
Je me retournai vers mon amie, l'interrogeant du regard. La souffrance baignait ses yeux quand elle m'expliqua :
- Même si te retrouver est mon vœu le plus cher, c'est impossible. J'appartiens désormais au Royaume de Lytenis.
C'était sa façon à elle de me rappeler qu'elle était morte, et que rien ne pourrait changer ça. J'acquiesçai et tentais de dessiner un sourire sur mon visage, pour lui montrer que je comprenais. Même si ce n'était pas le cas. Rien ne pourra jamais me faire accepter sa mort.
- Tu me manques, dis-je.
- Tu me manques aussi, énormément, répondit-elle, cherchant mon regard.
Je sentis l'émotion me gagner. Mon ventre se tordit de douleur, quand je prononçai ces mots que je n'avais pas eu le temps de lui dire :
- Je suis désolée.
Xerys fronça les sourcils, et avant qu'elle n'ait pu ouvrir la bouche pour répliquer, je développai :
- Je suis désolée. Je n'ai pas été aussi présente pour toi que je l'aurais voulu. Et tel que j'aurais du l'être. Et je n'ai pas pu te sauver... je suis désolée.
Ma voix dérailla sur ces derniers mots, et je croisai les bras, pour m'empêcher de m'effondrer.
Ma Xemehys leva le bras pour caresser ma joue, mais s'arrêta en se souvenant que ce n'était pas possible. Je regrettai son contact, mais je n'aurais sûrement senti qu'une vague de froid me parcourant le visage. Et cette pensée me heurta plus douloureusement que je ne l'aurais pensé.
- Seira, c'est faux. Tu n'as rien à te reprocher. C'était mon choix... et je ne le regrette pas.
Je relevai les yeux vers elle, ne sachant comment gérer l'information. Elle ne le regrettait pas ?
- Il nous a trahis.
- Mais je l'aimais.
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire, et je soufflai, tentant de soulager comme je le pouvais ce nœud dans mon ventre. Mes bras me démangeaient ; qu'elle se tienne devant moi sans que je ne puisse pas la serrer dans mes bras était une véritable torture.
- Ne t'inquiète surtout pas pour moi, reprit-elle, d'une voix douce, presque murmurée. Ce n'est pas si mal, là-haut. J'y ai retrouvé ma mère, j'ai rencontré mon père... j'y suis heureuse.
Cette confession me réchauffa le cœur, et je me sentis un peu mieux.
- Comment c'est, Lytenis ?
Elle haussa les épaules, et m'adressa un regard malicieux.
- C'est secret. Le secret de morts... Enfin, si on peut nous appeler comme tel. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que là-bas. Ce n'est pas un mythe, la vie après la mort. Il n'y a pas de vide... au contraire, c'est plein. Plein de tout.
Je n'étais pas sûre de réellement saisir le sens de ses paroles, mais je ne relevai pas.
- Tout ce que tu as à savoir, c'est qu'il ne faut pas avoir peur de la mort. C'est n'est pas une fin. Au contraire, c'est le commencement de tout... La vie n'est qu'une préparation à une existence ultérieure.
« La mort n'est pas un adieu. » C'est ce que m'avait dit la Légende de Magie, lorsque je me trouvais au centre même d'Amoris, dans son noyau. Mais cette idée m'était toujours insupportable. Perdre ceux que j'aimais avait toujours été ma plus grande peur, et je doutais qu'elle parte un jour.
- Tu veux dire qu'il n'y a pas de nuages roses, d'arcs-en-ciel et de pégases ? protestai-je en souriant, pour remettre un peu de joie dans cette conversation, qui virait un peu trop au morbide à mon gout.
Je n'étais pas prête à parler de cette réalité de la vie, pas aujourd'hui. Aujourd'hui, je voulais juste profiter de ma meilleure amie.
Xerys rit, et secoua la tête.
- Je ne peux pas te le dire ! Et puis même, mon Lytenis serait sûrement différent du tien. Nos sources de bonheur ne sont pas complètement identiques, ce qui fait que nous percevrions le lieu différemment.
Je trouvais cette idée belle, et ne dis plus rien. Mon cœur battait paisiblement dans ma poitrine, et la présence de Xerys avait rallumé ce petit foyer à l'intérieur de moi, que je n'avais pas senti brûler depuis trop longtemps.
- Je t'aime, tu le sais ? lui dis-je, d'une toute petite voix.
- Et toi, tu le sais ? répliqua-t-elle, avec une moue malicieuse qui me ramena un an en arrière, quand nous nous trouvions toutes les deux dans la Grotte des Légendes. Tu sembles l'oublier, parfois.
Je ris, d'un rire mêlé de sanglots.
Elle me rejoignit, et nous restâmes une minute, immobiles, l'une en face de l'autre en nous regardant dans le blanc des yeux. C'était si bon de la retrouver, même si elle n'était pas physiquement présente.
- Pourquoi es-tu là ? finis-je par demander. Et comment as-tu réussi à retourner dans notre monde ?
Muette, elle me dépassa, et s'agenouilla devant Saphir. Quand sa paume se posa sur le front de son Amili, et que le contact se révéla tangible, j'écarquillai les yeux. Puis je compris.
- C'est Saphir qui m'a permis de revenir, souffla alors Xerys. Elle représente un point d'attache, une encre, qui permet à mon âme de se fixer dans le monde réel, sans spontanément retourner à Lytenis.
- C'est incroyable, laissai-je échapper.
Ma meilleure amie opina, les yeux brillants, et se mordit la lèvre.
- Quant à la raison de ma présence ici... eh bien, c'est tout simplement parce que je n'avais pas mené à terme ma mission. Apparemment, les Légendes jugent que tu auras encore besoin de moi.
La joie que j'avais éprouvée en la retrouvant s'amoindrit, remplacée par une culpabilité lourde. Oui, j'avais besoin d'elle ; mais pas comme ça. Xerys était morte, et elle méritait de vivre heureuse à Lytenis, de ne plus être enchaînée à sa condition de Xemehys. À la place, elle était revenue pour se sacrifier, une nouvelle fois. C'était injuste.
- Tu es la seule à pouvoir me voir, et m'entendre, continua-t-elle. Cependant, la magie qui me permet de me tenir devant toi n'est pas assez puissante pour rendre ma présence visuelle continuellement. Tu ne me verras donc pas tout le temps, mais je serai bien là.
Elle pointa ma poitrine du doigt, et dans un murmure, ajouta :
- Je serai là où je me suis toujours tenue : ici.
Je ne trouvai pas les mots pour répondre, bouleversée. Xerys fronça les sourcils, se rendant soudain compte de mon attitude distante. Puis, elle parut comprendre.
- Hey. Rien ne pouvait me rendre plus heureuse que de pouvoir t'aider, une dernière fois.
- Mais ça ne devrait pas être le cas.
- Pourtant, ça l'est. Ce n'est pas un fardeau pour moi, tu sais ? J'aime me tenir auprès de toi. Si ce rôle ne m'avait pas été donné, je l'aurais choisi.
- Tu penses comme ça, car c'est ton instinct qui te le dicte, persistai-je.
Elle haussa les épaules, et s'assit sur le sable, ses bras tendus derrière elle pour retenir son buste. Saphir se blottit contre elle, et mon amie se laissa retomber contre ses flancs ébènes.
- Qu'est-ce que cela change, au fond, si c'est ce que je ressens ?
Je ne sus quoi répondre à cela, alors je finis par opiner de la tête, en m'installant à ses côtés. Halcyon me rejoignit à son tour, en étendant ses ailes autour de moi pour me protéger du vent qui se levait.
Un sourire triste barra mon visage, et je demandai, ne sachant trop comment formuler ma question :
- Comment pourras-tu m'aider si tu ne peux rien toucher ?
- Oh, ne t'inquiète pas pour ça.
Elle m'adressa un clin d'œil, et je n'insistai pas.
- Je suis désolée, moi aussi, dit-elle après un temps. Pour être partie. Je ne le regrette pas, mais c'était très douloureux.
Je lui souris, et les mots me manquèrent. J'aurais aimé lui pouvoir lui prendre la main...
- Comment va Lenora ?
Mes épaules se relâchèrent légèrement, et je lui fus reconnaissante de changer de sujet.
Je haussai les épaules.
- Elle est débordée. Et même si elle ne dit jamais rien, je sais qu'elle souffre aussi énormément... Beaucoup chuchotent qu'elle n'est plus légitime d'exercer le rôle d'héritière, même si elle a toutes les compétences pour. Ça, plus ta disparition et celle d'El... - plus cette guerre qui se prépare, c'est dur. On est fatigués.
Je relevai les yeux vers elle, guettant sa réaction. Elle avait fermé les yeux, une expression peinée assombrissant son visage. Quand elle les rouvrit, sa lèvre tremblait légèrement.
- Tu sais, concernant Elyon... je n'ai aucun doute quant au fait que vous vous retrouverez. Vous méritez votre fin heureuse.
- Tu la méritais aussi, lâchai-je, presque immédiatement.
Elle haussa les épaules, et je lui répétai encore, en insistant sur chaque syllabe. Elle m'écouta un peu distraitement, comme coupée du monde. Quand je me tus, elle s'enquit :
- Tu as des nouvelles de lui ?
Je sus immédiatement de qui elle parlait. Leven.
- Non.
Réalisant que mon ton avait été un peu rude, je me concentrai pour adoucir ma voix, et répétai :
- Non, aucune. Mais je peux essayer de me renseigner si tu veux.
- Non, c'est bon, me dit-elle en secouant la tête, les yeux humides.
Et elle me servir un regard triste, mais résolu.
- Je dois passer autre chose. Il m'aimait, mais pas assez. Je n'ai pas été assez.
Je compris alors qu'elle s'en voulait de ne pas avoir empêché cette trahison. Je me redressai de toute ma hauteur, m'exclamant :
- Xerys, j'espère que tu plaisantes. Tu n'aurais rien pu faire. Tu étais assez, c'est lui qui ne l'était pas.
Elle resta muette quelques secondes, et soupira, le souffle tremblant.
- Il n'était pas mauvais, tu sais. J'en suis convaincue. Il s'était juste enfoncé trop profondément dans le noir, tellement qu'il a fini par s'y perdre. Je regrette juste de ne pas avoir pu lui tendre la main à temps... si j'avais su... j'aurais pu...
Ses mots se mélangèrent, et je l'interrompis, d'une voix douce :
- Je comprends.
Elle inspira profondément, tentant tant bien que mal de reprendre le contrôle sur ses émotions. Je ramenai mes genoux contre mon ventre et y appuyai ma tête ; je profitai alors de la quiétude de l'instant pour graver dans ma mémoire tous les détails qui m'auraient échappé ces dernières semaines. Je mémorisai le grain de beauté tachant le haut de sa pommette droite, ses légères taches de rousseur tapissant l'arête de son nez, telle la Voie lactée. Je pris le temps de détailler toutes les nuances de gris et de bleu que je pouvais voir dans ses yeux, et la belle teinte pêche de ses lèvres. Un souvenir vint se superposer à ma vision, et pendant une seconde, je pus voir Isira, comme si elle se tenait devant moi. J'y retrouvais sa grâce, son élégance, sa prestance pleine de force.
Et je me dis que Leven avait dû être attiré par Xerys autant qu'un papillon l'est avec la lumière, parce que ma Xemehys se rapprochait de l'idée que je me faisais d'un ange, autant qu'il était possible.
La jeune fille capta mon regard, et rougit.
- Quoi ?
- Rien. C'est juste que... ça fait du bien de te retrouver.
Elle frémit, et je vis ses yeux se remplir de larmes. Pour autant, elle garda la tête haute, et, les mots lui manquant sûrement, elle acquiesça simplement la tête.
Et je savais - nous savions - toutes les deux qu'elle n'était pas vraiment là. Que tout ça... ce n'était que provisoire. Juste le calme avant la tempête. Son départ, quand elle aura accompli sa mission, sera alors encore plus douloureux que le premier. Car cette fois, ce sera vraiment fini. Elle sera morte, et c'est tout.
Mais en attendant, elle était là. Et j'avais l'impression qu'avec elle, cette sécurité et cette sérénité que je ressentais dans cette période de ma vie où elle était à mes côtés, je les retrouvais aussi. Maintenant que je savais que je ne serais pas seule, qu'importe le moment, et qu'elle serait là quoiqu'il arrive, le futur m'apparaissait moins effrayant. Je me sentais plus sereine. Plus sûre. Plus... courageuse.
- Tu es prête.
Je tournais vivement la tête vers Xerys, presque effrayée par son ton ferme. Et je me surpris à m'interroger : pouvait-elle toujours percevoir mes états d'esprit, comme sa condition de Xemehys le lui permettait ?
- Tu es prête, répéta-t-elle, cette fois en plantant ses yeux azur dans les miens.
Je ne dis rien, trop retournée par ce retournement de situation - et aussi, parce que je n'étais pas convaincue par la véracité de ses paroles. Je me sentais mieux, certes... mais me dire prête, à ce point-là... je ne savais pas.
Toutefois, le fait qu'elle me l'annonce, d'une manière si sûre, si convaincue, cela me rassurait. C'était comme le coup de départ avant une course, ou l'impulsion avant de s'envoler.
- Sers-toi de la colère que tu ressens au fond de toi. La tristesse t'a soulagée, mais maintenant cette fureur doit te permettre de rebondir. Ce sentiment est très sein quand il est correctement dosé, et utilisé à bon escient.
Je tentai d'intégrer ses paroles, les yeux rivés sur mes mains que je tordais dans tous les sens.
- Tu es vivante. Tu es forte. Tu es une Gardienne des Légendes, et une Reine. Mais par-dessus tout, tu es toi : Seira, ou la fille la plus incroyable que j'ai jamais rencontrée. L'amour que tu ressens pour le Monde est ta plus grande force.
Mon cœur battait un peu plus fort dans ma poitrine.
- Ton âme est un brasier qui n'attend qu'une chose : brûler. Tu dois te défaire de ces peurs qui t'enchaînent, et fleurir. Seira, tu es dangereuse, c'est un fait : tu es certainement l'être le plus puissant qui ait jamais foulé ce monde. Mais cette condition te permet justement d'accomplir tout ce que tu souhaites, car tu es capable de tout ce que tu désireras.
- Tu oublies que j'ai perdu mes pouvoirs, la coupai-je.
- Ils reviendront. Et quand bien même ? Ils ne te définissent pas. Tu as un cœur. Une tête. Des mains. Un corps en bonne santé ! Lève-toi, et va te battre. Et si tu ne le fais pas pour moi, pour Elyon, ou pour qui que c'est, fais-le pour toi, et pour Amoris. Toi comme cette planète avez déjà trop souffert à cause de cet homme, il est temps que cela cesse.
- Xerys... dis-je, en laissant tomber ma tête en arrière.
- Je sais que c'est beaucoup te demander. C'est même énormément, te demander. Tu n'as que dix-huit ans, personne ne devrait avoir à accomplir une telle mission. C'est injuste, on est d'accord. Mais Seira, de toute évidence, tu es armée pour ça. Tu n'as pas été choisie au hasard. Tu as les épaules pour assumer ce qu'on te demande, même si tu n'y crois pas.
Mon cœur gonfla dans ma poitrine, battant plus fort. Xerys avait forcément raison ; elle devait avoir raison.
Je serrai les poings, soudain traversée d'un électrochoc. C'était vrai : je ne pouvais plus simplement me laisser aller ; ce n'était pas ce que ma mère, mon père, Xerys ou Elyon auraient fait. Oui, ce dernier plus que quiconque n'aurait jamais abandonné. Jamais. Il se serait battu jusqu'au bout, et il aurait voulu de moi la même chose.
Je relevai le menton, déterminée, tandis que ses yeux océans peignaient de bleu tout mon cœur, et toute ma tête. Elyon avait fait preuve d'un grand sacrifice en dissimulant notre lien pour éviter que je ne le retrouve. Il se sacrifiait pour me protéger, parce qu'il m'aimait - de ce dernier point, j'en étais persuadée. Il m'aimait, je l'aimais, et nous nous battrions pour nous retrouver.
Je décidai de leur faire confiance. À Xerys, parce que je me devais de la croire pour reprendre espoir, et à Elyon, car il savait forcément ce qu'il faisait. Oui, son sacrifice n'était pas inutile, mais une étape intermédiaire à notre réunion.
Je me convainquis que j'y arriverai, et que le retrouverais, même si ce n'était pas tout de suite ; ce n'était pas grave, je l'attendrai le temps qu'il fallait.
Cette certitude gonfla ma poitrine d'une chaleur que je n'avais pas sentie depuis longtemps. Je me relevai, la respiration enhardie par l'excitation qui me traversait tout à coup. Et ici, sur cette plage, debout à côté de ma meilleure amie, je me promis que je ne me laisserai plus aller ; je me promis que j'allais m'endurcir, grandir, affronter mes peurs et mes douleurs. Que j'allais faire face.
Halcyon frotta son museau contre ma main, et je me surpris à sourire.
- D'accord.
Ma voix était déterminée. Empreinte d'une fureur que je ne lui avais jamais connue. Je ne me laisserai plus abattre.
Xerys releva les yeux vers moi, et ils se plissèrent, tandis qu'un sourire fier barra son visage. Une flamme se raviva en moi. Puis une autre.
Oui, je suis prête.
Rien que pour la rendre fière, rien que pour lui rendre honneur, je le ferai.
- Je vais me battre, annonçai-je. Je vais mettre fin à cette guerre, je vais vaincre mon oncle, et je retrouverai Elyon.
Halcyon s'ébroua, et sa collerette se releva contre son cou. La fierté qui le gagna lui aussi ne fit qu'alimenter le feu que je sentais s'allumer en moi.
Ma Xemehys opina, son regard brillant.
- Il était temps.
Et je souris. Elle se redressa à son tour, ses ailes s'étendant autour d'elle comme un halo lumineux. Le vent, qui s'était levé, s'engouffra avec virulence dans le tissu de sa robe. Un grondement de tonnerre résonna alors dans le ciel, que je réalisai soudain gris. Bien qu'il était environ midi, la luminosité avait baissé decrescendo. Une tempête devait approcher.
- Je crois que c'est ton signal pour rentrer, déclara-t-elle, la tête en arrière pour observer les nuages.
Mon cœur se serra quand je pris conscience qu'une fois que j'aurai quitté cette plage, ma bulle éclaterait. Xerys deviendrait invisible, et moi, j'allais devoir retourner affronter le monde.
Et, comme si elle pouvait lire dans mes pensées, la voix de ma meilleure amie résonna à nouveau, au-dessus du tonnerre qui grondait :
- N'oublie pas. Je reste là, je ne bouge pas, dit-elle en désignant mon cœur.
Et le sourire qu'elle me lança gagna mes lèvres, sans que je fusse capable de l'en empêcher. J'opinai, puis soufflai en roulant des épaules, pour évacuer la pression.
Je m'agenouillai devant Saphir, toujours couchée à côté de Xerys, et la Nocturnale redressa ses longues oreilles en me voyant se pencher vers elle.
- Tu montes avec moi ?
Je lui montrai Halcyon du doigt, qui avait déjà étendu ses ailes, prêt à me ramener au palais. La créature ne parut pas spécialement heureuse de prendre les airs, et enfonça ses pattes dans le sable, pour bien me le faire comprendre.
Je ris, et Xerys haussa la voix, sans toutefois s'empêcher de sourire :
- Saphir, ne m'oblige pas à te porter. Ou à te mouiller.
Les yeux de la louve s'agrandirent de stupeur, avant de lui jeter un regard noir. Elle soupira - du moins, elle produisit un léger souffle que j'assimilai à un soupir -, et d'une démarche traînante, rejoignit Halcyon pour bondir sur son dos.
Xerys m'adressa un clin d'œil, et murmura à mon oreille :
- Ça marche à chaque fois.
Nous eûmes juste assez le temps d'échanger un rire, qu'elle m'annonça devoir me quitter. En effet, elle se faisait de plus en plus translucide, signe que la magie qui la rendait visible s'épuisait. Tandis qu'elle disparaissait, Xerys m'adressa un dernier sourire, pour m'encourager.
Je la rassurai d'un regard.
Son instinct de Xemehys me jugeait prête... et je décidai de lui faire confiance. C'était après tout l'une des seules personnes que je pouvais croire les yeux fermés.
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