9 - Traîtrise, confiance et confidences
Point de vue de Seira
Les rayons du soleil perçaient à peine à travers les rideaux. La bibliothèque était silencieuse ; seul le léger bruissement provoqué par les pages que je tournais résonnaient dans la pièce. Je m'étais levée tôt - enfin, levée. Disons plutôt tombée de mon lit. Mais bon, c'était devenu une habitude ; ce n'était pas comme si j'avais vraiment réussi à me reposer les nuits précédentes.
Ce n'était pas grave. À la place de me retourner des heures dans mon lit, je me levais, et je me rendais à la bibliothèque du palais. Généralement, à l'heure à laquelle je me retrouvais au milieu des immenses étagères, la pièce était plongée dans le noir, et fermée à clé. Je m'étais arrangée avec le gardien des clés pour avoir un doublon avec moi, requête qu'il n'avait pas pu me refuser.
Plongée dans mon livre, à genoux à même le plancher, j'étais dissimulée par de hautes piles de romans penchant dangereusement de côté. D'autres étaient étalés tout autour de moi, ouverts, ou fermés. C'était un bazar qui risquait de ne pas plaire aux archivistes... mais en cet instant, c'était bien le dernier de mes soucis.
— Merde, jurai-je, en refermant d'un claquement sec l'ouvrage, agacée.
Je passai mes mains sur mon visage, d'un geste lent. C'était insupportable. N'y avait-il donc aucune réponse à mes questions, dans ces fichus bouquins poussiéreux ? Ces reliques devaient bien avoir mille ans, pour certaines, à voir la couleur de leurs pages et leur papier moisi.
Un soupir s'échappa de mes lèvres, et je passai au grimoire suivant. Je survolai le titre : « Liens et relations magiques ». Celui-là contiendrait peut-être ce que je cherchais. Si ce n'était pas le cas, peut-être ne cherchais-je pas au bon endroit... mais quel meilleur endroit qu'une bibliothèque royale datant de plusieurs millénaires ?
Elyon avait coupé notre lien, et demandé à ne pas être cherché. Qu'il rêve. Je remuerais ciel et terre pour le retrouver. Je l'avais trouvé, et je ne comptais pas le perdre. Nous n'avons qu'une âme soeur - et même si nous pouvions en avoir plusieurs, je n'en voulais qu'une. Et elle se trouvait désespérément loin de moi...
C'était donc entre les pages de ces antiques volumes que j'espérais trouver un moyen de le retrouver. Peut-être en ranimant notre lien, en exploitant une de ses capacités que je n'aurais pas encore découvert, ou simplement en dégotant un sort de localisation et de téléportation assez puissant et assez stable pour qu'il fonctionne. Ou n'importe quoi d'autre, tant que cela pouvait représenter une solution ; et je comptais sur ses ouvrages chargés d'Histoire et de sagesse pour m'aider. Au bout de quatre nuits à fouiller, cela n'avait pas encore porté ses fruits — mais je ne désespérais pas.
J'aimerais pouvoir passer plus de temps ici, mais mon emploi du temps était assez chargé. Je passais le plus clair de mon temps avec Vaeri, qui était bien déterminée à faire de moi une vraie guerrière Meridiem. Des muscles finissaient même par pointer le bout de leur nez - pour dire. Par ailleurs, j'avais encore coincée dans ma gorge l'une des remarques chuchotées par l'un de mes « camarades », ce dernier n'étant sûrement pas au courant de mes capacités auditives accrues : « Elle se dit Meridiem, hein ? Future Reine en plus de cela ? Tu parles. Peut-être faudrait-il qu'elle apprenne à se battre comme tel ». Et ce qui m'agaçait le plus dans ces mots, c'est qu'ils étaient vrais. Donc j'avais mis un point d'honneur à bien assister à mes entraînements... mes cours de magie avec Igar en avait d'ailleurs pâtis ; mais quel était l'intérêt quand j'étais privée de mes pouvoirs ? — la situation ne s'arrangeait pas de ce côté-là. Heureusement, j'avais appris à me détacher des regards désobligeants des membres du Conseils.
Perdue dans mes pensées, je me rendis compte que j'avais lu les dernières pages sans vraiment les lire. Retenant un grognement, je revenais en arrière. Retombant sur le Sommaire, je survolai les différents chapitres. De nombreux mots techniques m'étaient inconnus ; je lisais : « Etheirs », « Vorcols », « Occens », « Tyriars »... Puis, enfin, tout en bas de la page, dans les sections « Liens de protection », « Lien de pouvoir » et « Lien d'amour » je reconnus quatre termes qui m'étaient familiers : « Xemehys », « Invictus « , « Amili » et « Âmes soeurs ». Ces deux derniers mots semblaient luire sur la page tant je n'espérais plus les trouver. Le coeur battant, je me rendis à la page concernée, en faisant bien attention pour ne pas réduire le papier à l'état de poussières.
Ma déception fut immense en constatant que la section était ridiculement courte. À peine une dizaine de lignes, qui relataient maladroitement l'histoire des âmes-soeurs, et une définition. Je reniflai. Évidemment, cela aurait été trop beau, trop facile.
Un message préventif scellait le paragraphe : « La question des âmes-soeurs reste inexplorée. La grande majorité des études Meridiems menées à ce propos ont brulées lors du Conflit astral (Première Ère), et les documents restants furent perdus. Aujourd'hui, en raison de l'absence de sujets permettant de nourrir les recherches, l'étude est interrompue. Les quelques notions rassemblées dans ce livres n'ont pour source que les souvenirs que les mages chercheurs gardent de ce lien. Toutes les informations contenues dans ce roman sont donc incertaines, et... »
Une vague d'énergie étrange, se propageant comme une onde, vint me traverser et interrompre ma lecture. Ce fut léger, presque imperceptible ; comme si l'on m'avait simplement touchée du bout des doigts. Les piles de livres s'élevant autour de moi retombèrent dans un vacarme fracassant, et je sursautai.
Qu'est-ce que c'était ?
Je me relevai, tout à coup sur mes gardes. Je tendis l'oreille ; je m'attendis à entendre de l'agitation dans le couloir, mais tout était parfaitement calme. Il était encore relativement tôt, mais tout de même. Même les gardes dans le couloir avaient maintenu une respiration sereine, lente et régulière.
Peut-être que j'avais rêvé.
« Xerys. Tu as senti quelque chose ? »
Ma Xemehys était dorénavant un esprit, ce qui la rendait extrêmement sensible aux ondulations de la magie dans l'air. Si j'avais halluciné, elle me le confirmerait sans souci.
La voix dans ma tête me répondit presque instantanément.
« Oui. Je crois que cela provenait de l'Aegis. »
Je fronçais les sourcils.
« Un intrus ? »
« Je ne sais pas. »
Je sortis de la bibliothèque, au pas de course. Il fallait que je prévienne le Général Iandar et Lenora. Tant pis pour le désordre, je reviendrai ranger tous ces romans une fois que je saurais ce qui se passe.
Le couloir était vide, calme. Cela confirma mon doute. Personne ne semblait avoir senti la vibration. Je pressai le pas, me demandant où pouvait bien se trouver Lenora, aussi tôt. Encore dans sa chambre ? Non, en ce moment, elle levait presque aussitôt tôt que moi. À la salle à manger, alors ? Peut-être était elle en train de manger. Ou en réunion, déjà ? Ce n'était pas impossible, après tout, nous venions de signer notre entrée en guerre, et Aaron m'avait lui-même annoncé tenir un conseil aujourd'hui. Où pouvait-il être, lui aussi ? Notre Général était très occupé en ce moment, je ne le voyais à peine. Et, quand cela arrivait, c'était tard le soir ou tôt le matin, au détour d'un couloir, et il avait toujours l'air extrêmement fatigué. Pourtant, il prenait toujours le temps de me saluer, de me sourire, de me demander comment cela allait, avec le plus grand des respect. J'aimais le voir. L'espoir et le force tranquille que je lisais dans ses yeux me rassurait.
Je me dirigeais vers la salle de conseil ; j'y trouverais de toute manière toujours quelqu'un pour m'orienter. Cette dernière était occupée presque nuit et jour. La table était recouverte de papiers, de romans, parchemins et autres rouleaux, tachée d'encre ; cela pouvait sembler intolérable de la part de politiciens, mais le fait était que ranger était bien la dernière chose que nous trouvions le temps de faire.
La haute porte en bois brut finit par se tenir devant moi. Je frappai un coup, puis sans attendre de réponse, l'ouvris et franchis le pas. Je n'y trouvais que Torryn, penchée sur une carte. Sa longue tresse argentée tombait sur le papier, les bagues d'or finement coincées à l'intérieur produisant quelques cliquetis. La reine elfe était en armure, comme à son habitude. Je finissais par bien la connaître, et il me semblait de plus en plus évident qu'elle était d'abord guerrière avant d'être Reine. Et c'était ce que j'admirais chez elle.
Avant même que mon corps ne se trouve entièrement dévoilé par la porte, ses yeux de chats étaient déjà dardés sur moi. Ses fines lèvres s'élevèrent en un rictus presque imperceptible, alors qu'elle se redressa en rajustant les dagues à sa ceinture. Son regard était intelligent, et je sus avant même d'ouvrir la bouche qu'elle savait ce que je cherchais.
— La Princesse n'est pas ici. Le Général non plus. Ils ont été aperçus à l'aube, au-dessus du Palais. Ils doivent s'y trouver encore.
Je hochai la tête, pour la remercier, et repartis aussi vite que je fus arrivée. Elle m'arrêta :
— Tout va bien ?
J'acquiesçai, ne voulant pas m'avancer tant que je n'en saurais pas plus. Torryn pencha la tête de côté, décelant l'hésitation dans ma réponse, mais ne releva pas. Je disparus.
J'ouvris mes ailes, décidant de voler pour gagner du temps. En moins d'une minute, je fus sur le perron du palais. Il était déjà bien occupé, de soldats, principalement. Ces derniers étaient intégralement habillés de noirs, et mon coeur sursauta lorsque que je réalisa qu'ils n'étaient autres que les Faucons, l'unité meridiem d'Élite envoyée en éclaireuse. Je les dépassai, à la fois curieuse et inquiète de découvrir la raison de ce rassemblement.
Je repérai Lenora bien vite, bien qu'elle soit de dos - ses ailes étaient reconnaissables entre toutes : avec les miennes, elles étaient les seules teintées de blanc. À ses poings serrés, elle semblait bouleversée, voire même en colère. Debout à ses côtés, le Général Iandar avait les épaules tendues, dans une attitude défensive. Vaeri était là, aussi, dans son armure et entourée de son escadron.
J'atterris, et la foule s'écarta pour me laisser passer.
— Que se passe-t-il ?
À l'entente du son de ma voix, Lenora se retourna. Mais elle n'eut pas à me répondre, car ce que je vis suffit.
Leven.
Levent était là, en chair et en os, à genoux contre le sol et serré par deux gardes. La boue et la poussière, mélangées à du sang, recouvraient son visage ; il ne ressortait que l'or de ses yeux. Ses cheveux blonds avaient poussé, rassemblés en un chignon dont quelques mèches tombaient devant son visage baissé. Ses ailes, de cette unique couleur fauve, encadraient sa silhouette que je trouvais plus chétive que dans mes souvenirs. Malgré tout, c'était bien lui. De toute évidence, il semblait épuisé, affamé, faible. Mais ce constat, qui suscita quelques instants en moi de la pitié, fut instantanément balayé par le souvenir de la mort de Xerys.
Il nous avait trahis.
Un frottement contre ma jambe me tira violemment de mes pensées. C'était Saphir et à travers elle, ma meilleure amie. Des remous dans l'énergie autour de moi m'indiquèrent qu'elle venait de remarquer la présence de Leven. Je pouvais sans mal deviner son corps tremblant, ses ailes baissées, ses yeux brillants détaillant son ancien amant. J'imaginais son cœur battre la chamade, puis se fendre en mille morceaux. Je pouvais sentir la souffrance la glacer toute entière.
La colère se répandit dans mes veines, et bien que mille mots se bousculaient dans ma tête, je ne dis rien.
— Il a été trouvé à la frontière, m'informa Lenora, d'une voix aussi furieuse qu'elle devait l'être intérieurement. Il avance vouloir nous aider.
— Il ment, intervint l'un des Faucons, le sondant du regard. Il essaye juste de redonner de la crédibilité à sa couverture.
— Il reste un espion d'Archaos, ne l'oublions pas, renchérit un autre.
— Non.
Tout le monde se figea, et ce mot flotta dans les airs tandis que nous réalisions qu'il était sorti de la bouche de Leven.
— Non, répéta-t-il, cette fois presque dans un soupir. Je me suis enfui.
— Et tu as jugé bon de revenir ici ? Après tout ce que tu as fait ? lâchai-je.
Ses épaules se crispèrent alors qu'il entendit ma voix. Dans un murmure, j'ajoutai, le toisant du regard :
— Comment oses-tu ?
Il ne répondit pas. Ses yeux mirent un temps avant d'oser m'affronter. Ils étaient blanchâtres, ternes, soulignés de profonds cernes violets. Moi-même, je ne me souvenais pas en avoir eu d'aussi prononcées. La compassion vint me chatouiller le cœur — pour autant, je ne cillai pas.
Leven résista quelques secondes, avant de laisser retomber sa tête, vaincu. Mes poings se resserrèrent.
Lâche.
— Emmenez-le, somma Iandar, d'une voix que je trouvais effroyablement calme.
Ses deux gardes raffermirent la pression autour de ses bras, et le soulevèrent pour le relever. Dans les rangs autour de nous, les soldats chuchotaient : Traître. Leurs officiers les firent taire ; à leur place, je les aurais laissés.
« Écoute-le. S'il te plaît. Pour moi. »
La voix de Xerys avait résonné dans ma tête, profondément émue. Les larmes se devinaient dans son ton.
J'eus envie de lui rappeler tout ce qu'il avait fait, l'ampleur de ses actes, et que rien ne pourrait jamais effacer ça. Mais je me souvins de notre discussion, sur la plage :
« — Il nous a trahis.
— Mais je l'aimais. »
J'inspirai profondément, pour retrouver un semblant de calme.
— Je pense que nous devrions tout de même l'écouter.
Toute l'assemblée tourna la tête vers moi, et un grand silence se fit sur le pavillon. Le vent sifflait dans nos oreilles.
— Quoi ?
Lenora fronça les sourcils, en colère.
— Seira, il...
— Je sais ce qu'il a fait.
Je tentai d'effacer de ma tête l'image de Leven, tenant le poignard rouge du sang de Xerys entre ses mains. Et sa passivité quand Elyon m'avait été arraché.
La princesse se tourna vers le général, et ce dernier sembla sonder son regard. Puis, il inspira et, d'un hochement de tête presque résigné, indiqua à ses gardes de le faire se reagenouiller. Les murmures de la foule se refermèrent sur moi comme deux murs.
Les yeux de Leven m'observaient, retrouvant une certaine lueur. Il était étonné ; et reconnaissant. Je m'obligeai à ne pas détourner la tête, et tentai de faire abstraction de son regard et des chuchotements dans mon esprit.
— Avant de t'écouter dire quoique ce soit, prouve-nous que tu as bien cessé de travailler pour Archaos.
— Comment as-tu réussi à t'échapper ? Renchéris le général Iandar, concentré. Plus encore, à survivre en t'enfuyant ?
Leven répondit presque aussitôt, et je sus au ton de sa voix qu'il se retenait d'être insolent.
— Ce n'est pas parce que j'ai sympathisé avec l'ennemi que j'en ai perdu mes talents. Je suis un espion. Je suis l'un des vôtres, déclara-t-il, en désignant d'un coup de tête les Faucons.
Ses anciens camarades ne réagirent pas, comme s'il était invisible.
Je frémis devant une telle arrogance, et je vis aux veines pulsant sur le cou du général que je n'étais pas la seule.
— Était, l'un des nôtres, rectifia Vaeri. Tu as perdu le droit de te prononcer ainsi au moment où tu as « sympathisé », comme tu dis, avec l'ennemi.
— Vous êtes bien indulgente, Norqirell. J'appelle ça plus que sympathiser.
Une voix avait émergé de derrière les rangs. Torryn apparut, entourée de sa garde rapprochée.
— Tu as quitté ton pays, manqué à ton devoir, trahis ta patrie, martela-t-elle, de son ton le plus grave. Tu as mis en danger tes amis, ton peuple, et Amoris toute entière. Tu as œuvré au cœur même du plan d'Archaos, tu te trouvais au plus proche de lui. Dans mon pays, tu écoperais de la peine de mort, sans jugement.
Un vent glacial s'abattit sur nous, et plus personne ne prononça un mot durant bien une minute. Les paroles de la reine elfe pesaient lourd.
« Sauve-le, je t'en supplie ».
Je déglutis.
— Xerys est morte en te sauvant la vie, assenai-je. C'est uniquement pour cela que tu n'es pas condamné. Si sa dernière volonté était que tu vives, soit. Mais n'attends pas de moi, ou de personne ici de te sauver la prochaine fois. Tu as perdu la protection de ton peuple.
Entendre le prénom de ma Xemehys lui fit le même effet qu'un coup de poing dans le ventre. Ses épaules s'affaissèrent, et la douleur que je discernai dans ses prunelles manqua de me faire détourner le regard. Ses yeux brillaient, tremblaient, semblaient lutter contre une soudaine montée de larmes. Et voir Leven pleurer avait quelque chose d'extrêmement bouleversant.
En cet instant, il était le miroir de ma douleur ; je vis dans ses yeux le chagrin engendré par la perte de Xerys, d'Elyon et Kalyra, celui avec lequel je tentais de vivre ces dernières semaines. Et l'idée qu'il puisse ressentir une souffrance pareille à la mienne aurait dû réveiller la rancœur en moi ; c'était en partie de sa faute, si nous en étions arrivés là. Mais je n'y parvins pas. Pour la première fois, j'entrevis celui que Xerys avait aimé : un homme perdu dans le noir, enchainé à sa culpabilité, noyé dans ses démons. Un guerrier qui s'était battu pour la mauvaise armée, et qui avait tout perdu. Un garçon qui avait fait une erreur, qui en payait le prix, et demandait une deuxième chance.
Saphir baissa les oreilles, et quand la Nocturnale me jeta un regard, je pus sans hésiter y voir les yeux de ma Xemehys. J'y lisais : « S'il te plaît. »
Mon cœur se serra, mais je fus incapable de dire un mot.
— Je veux simplement... trouver un moyen de me racheter. Je sais que je ne le mérite pas, mais... (il poussa un profond soupir, et il ne m'avait jamais paru aussi exténué. Le masque de guerrier qu'il avait enfilé jusqu'à présent fondait comme neige au soleil.) Je ne peux plus vivre. Plus comme ça...
Il se tint le cœur, pressa sa paume contre sa poitrine, comme si quelque chose le démangeait, pesait lourd.
La culpabilité.
— Je suis venu pour aider. J'ai compris : j'ai fait une erreur, la plus grave qui soit. Mais quitte à mourir, que cela soit au moins en accomplissant une dernière fois le bien.
Personne ne dit mot. Dans les rangs, toujours aussi bien formés, il n'y avait plus un mouvement. Le Général, Torryn, Lenora ; aucun ne réagissait. Et pourtant, leur réflexion était peinte sur leur visage.
— Il dit la vérité, déclara soudain Vaeri, sans une once de doute dans sa voix.
Quelques têtes se tournèrent vers elles, la mienne comprise. Ce que je découvris dans les yeux de ma mentore me laissa béate ; ses iris brillaient comme deux flammes. Et cette fois, ce n'était pas une métaphore.
M'avait-elle déjà fait part de la nature de son pouvoir ? Je fouillai dans ma mémoire, et j'eus ma réponse : oui, elle me l'avait dit une fois, entre deux duels. Elle pouvait délier les langues, sentir les mensonges et reconnaître la vérité. Des qualités inestimables pour l'espionne qu'elle était.
Iandar acquiesça, et croisa les bras sur sa poitrine musclée. Puis, sans se départir de son regard sombre, dit :
— Relève-toi.
Leven ne se fit pas prier. Il se releva, et je remarquai des tremblements dans ses jambes ; ses ailes avaient manqué de lui faire perdre l'équilibre. Depuis quand n'avait-il pas bu, mangé, dormi ?
— Tu vas nous dire tout ce que tu sais, sans omettre aucun détail.
Le général fit appuyer son regard sur Vaeri.
— Un mensonge, et on te renvoie d'où tu viens.
Leven opina, et quand il posa ses iris noisettes sur moi, j'y décelais un profond soulagement, et de la reconnaissance. Il m'adressa un léger mouvement de tête, mais je l'ignorai.
Lenora, qui était restée silencieuse une grande partie de la conversation, s'exclama soudain, ses ailes déjà prêtes à l'envol.
— Bien. Ne perdons pas de temps.
Sa voix n'avait toujours pas décoléré, et je me surpris à penser que l'interrogatoire qui allait suivre risquait d'être très intéressant à regarder. Façon de parler.
Comme si la situation n'était pas déjà assez compliquée comme ça. Espérons que Leven l'allégera au lieu de l'empirer. Après tout, ce qu'il aura à nous dire pourrait réellement représenter un avantage sur le champ de bataille. Mon cœur se réchauffa quand j'en pris conscience.
Iandar désigna deux Faucons.
— Vous deux, allez chercher Leurs Majestés et Armos. Le reste, Salle du conseil. Maintenant, ordonna-t-il, avant de s'envoler à la suite de Lenora.
Tous les Faucons opinèrent dans un bel ensemble, et dans une formation parfaite, s'engagèrent dans son sillage. Il ne resta plus que Torryn et moi.
La Reine elfe avait ses yeux dardés sur moi.
— Tu t'endurcis, murmura-t-elle soudain, presque pour elle-même.
Je me retins de hausser les épaules.
« Je n'ai pas le choix », eus-je envie de dire. Mais je ne répondis pas, et elle poursuivit, avant de se détourner pour gravir les marches du Palais.
— C'est bien, c'est ce qu'il faut. C'est un signe que tu apprends de tes douleurs.
Et, avant qu'une rafale ne balaie le reste de ses paroles, j'eus le temps d'entendre :
— Prends cependant garde à ne pas confondre force et dureté. L'un forge le cœur des grands souverains, l'autre des dictateurs. Ne perds pas ton plus grand pouvoir, jeune Gardienne.
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Aarin posa à plat ses deux mains sur la table. Leven se tenait en face de lui, minutieusement scruté par les gardes postés aux quatre coins de la pièce.
— Je t'en prie, tout le monde est là, tu peux commencer.
En effet, tout le monde était sur le pont : les souverains de Tamilaris, de Belanor, et Torryn, de Frondor. Et moi, pensai-je. J'avais tendance à oublier que j'avais maintenant une couronne planant au-dessus de ma tête. Dans un réflexe nerveux, je fis glisser mes doigts dans la fourrure de Saphir, assise à côté de mon siège. Pour l'une comme pour l'autre, l'heure suivante ne serait pas facile.
Armos, le Chef des Invictus, était présent également, dissimulé dans l'ombre, silencieux. Il était arrivé il y a quelques jours, mais sans ses disciples, sûrement occupés on ne sait où. Du premier instant où je l'ai aperçu à aujourd'hui, je gardais le même frisson en le regardant. C'était un grand homme d'une soixantaine d'années, les cheveux poivre et sel, le visage carré et recouvert de cicatrices, plus ou moins profondes. Sa carrure était impressionnante ; le Général Iandar, que je jugeais déjà très grand, devait bien faire une tête de moins que lui. Sous une armure d'un gris sidéral, usée par les coups, se devinait une musculature puissante et durement acquise. De grandes ailes grises, auxquelles il manquait quelques plumes, soulignaient sa silhouette guerrière — Armos était un Meridiem, sans grande surprise, bien que ses oreilles soient légèrement plus allongées que la moyenne (peut-être avait-il des ancêtres elfes ?). Mais le plus effrayant, c'était ses yeux : ceux de rapaces, de prédateurs. Gris, profond, froids comme de l'acier, aussi affutés que des lames de rasoir. Ces derniers étaient d'ailleurs rivés sur Leven. Il ne souriait pas ; du moins, jusqu'à présent, je n'avais pas eu l'occasion d'observer ses dents. Cela expliquait peut-être les grandes rides sur son front : il paraissait en constante réflexion, toujours en alerte, prêt à bondir au moindre détail soupçonneux. Pas de doute, il méritait son titre de Chef des Invictus. Et je comprenais pourquoi il avait fait d'Elyon son bras droit ; caractériellement, les deux se ressemblaient plus ou moins, Elyon étant sa copie plus jeune et moins stoïque.
Remarquant que je l'observais, son regard fondit sur moi. Je retins un sursaut, et m'empressai de détourner les yeux. Notre première rencontre me revint en mémoire : il m'avait jaugée de haut en bas, muet, insistant. Son expression m'avait enlevé tout sourire. Elle était à la fois celle d'un père rencontrant pour la première fois la compagne de son fils, et décidant si, oui ou non, il approuvait la relation ; et celle d'un professeur ayant sous les yeux l'erreur de son élève. C'était certainement ça, d'ailleurs : Elyon était certainement comme un fils pour lui, et il avait bravé la première règle des Invictus : celle de ne nouer aucune relation. Nous savions tous les deux où cela l'avait mené aujourd'hui... Je m'étais senti pâlir.
Aarin se racla la gorge, et cela ma ramena à la réalité de l'instant : Leven, au centre de la table en cercle du conseil, toisé de toutes parts par les plus grands hommes et femmes de notre planète.
L'interrogé acquiesça, et je vis sa pomme d'Adam rouler dans sa gorge. Vaeri ne le quittait pas du regard, le transperçant de son regard revolver et brûlant comme le feu. Je voulais bien croire que cela le déstabilisait : quand elle le faisait avec moi, j'étais sûre de manquer ma cible. La nervosité était trop grande.
— Je ne suis pas sûr que toutes mes informations serviront, et j'ai un doute sur la véracité de certaines, commença-t-il prudemment. J'étais certes aux premières loges, mais après la dernière attaque, Archaos a commencé à se méfier. Il est extrêmement prudent, et il faut souvent remonter par plusieurs sources avant de pouvoir saisir une information en entier. J'étais l'une d'entre elles, mais comme je l'ai dit, ce ne sera sûrement pas suffisant.
— Dis ce que tu sais, ce sera déjà ça, grogna Bräm, Roi de Belanor, la tête paresseusement appuyée contre son poing.
Je vis mon ancien ami serrer les poings, et je devinai sans peine qu'il haïssait plus que tout son statut de proie, de moins que rien, de prisonnier — bien qu'il l'acceptait. Saphir s'agita sous ma main.
— Archaos a établi plusieurs camps, débuta-t-il.
Il demanda une carte, qui lui fut fournie sans un mot.
— Lors de la dernière guerre, il n'y en avait qu'un principal. Celui-ci était situé à Krægon, et décliné en trois autres plus petits, placés aux frontières de Belanor, Tamilaris, et Frondor. Aujourd'hui, il a procédé différemment...
Il inspira, et pointa du doigt plusieurs endroits sur la carte. J'en comptai une petite vingtaine. Ma respiration se bloqua.
— ... Il s'est complètement étalé. Quand je suis parti, ces camps étaient situés à ces endroits précis. Maintenant, je ne sais pas si à l'heure actuelle, il les a déplacés, ou s'il en a créé d'autres. Ce n'est pas improbable.
Il y eut plusieurs soupirs désespérés. La Reine Kori avait laissé tomber son visage entre ses paumes et aux tressautements de ses épaules, je devinai qu'elle sanglotait. Les autres n'avaient pas meilleure mine : les yeux s'étaient voilés de peur, et la peau avait pâli. Même Lenora se mordait la lèvre de nervosité. Moi, j'avais froid tout à coup. Et, pour être honnête, je n'étais pas entièrement sûre de ce que cette dernière information impliquait. Seuls Aarin, Armos et Torryn avaient conservé un visage impassible, et concentré.
— Il a pondu ses œufs partout, laissa échapper le général, les yeux parcourant la carte.
— Comme un vulgaire parasite, ajouta Torryn.
— Que sais-tu des Ombres qui gagnent notre territoire ? reprit Aarin, s'adressant à Leven sans lever le regard. (Puis, aux Faucons :) Et vous ? Avez-vous pu repérer quelque chose ?
— L'opération a été lancée au moment où je suis parti, s'excusa Leven. Je sais seulement qu'elle fait partie de sa stratégie de persuasion et de fragilisation de vos troupes.
Quoi ? Donc tous ses dragons noirs envoyés pour brûler nos terres, ce n'était que pour nous faire peur ? Et nous affaiblir ? Mais qu'avait-il donc prévu pour nous détruire, dans ce cas ?
Aarin se pinça l'arête du nez, et l'un des Faucons prit la parole.
— Cela semble correspondre à ce que nous avons pu voir. Les effectifs envoyés sont étonnement faible comparé à ce que nous avions prévu : près de deux-cents Ombres, pas plus. C'est environ deux pour cent de la population des Ombres, d'après ce que nous savons.
Aarin acquiesça pour les remercier.
— Deux cents, c'est déjà pas mal, railla le Roi Torel, l'expression mauvaise.
— Ce n'est rien du tout.
La voix d'Armos résonna dans la vaste pièce. Il avait relevé un sourcil, l'air de considérer le roi de Tamilaris pour un amateur, doublé d'un couard.
Cela me rappela que lors de notre traversée il y a de cela quelques mois, Elyon avait affronté une dizaine d'Ombres à lui tout seul, sans sourciller. Deux-cents Ombres devaient représenter ce qu'un groupe d'Invictus pouvait affronter, sans aide.
Il y eut un grand silence.
— Dans combien de temps devraient-elles accoster Danamore ? relança Aarin.
— Cinq heures, si elles poursuivent au même rythme. Trois si elles accélèrent...
Je retins mon souffle. Cinq, c'était peu. Il nous serait compliqué de riposter... Quant à trois heures seulement, je ne préférais même pas y penser.
— Nous discuterons de cela après. Une chose à la fois, intervint Torryn. Que sais-tu d'autre ?
Leven se redressa, passant une main dans ses cheveux blonds.
— Je sais qu'il commence à rassembler ses troupes sur l'Est, en Belanor, entre les deux Escarpées.
Le Roi Bräm balança son poing sur la table, soudain rouge de colère. Les Deux Escarpées étaient les deux montagnes les plus dangereuses d'Amoris. Elles étaient réputées imprenables, en raison de leur pente abrupte et de leur hauteur. Elles dominaient la Terre des nains, et avaient finir par en devenir leur symbole. C'était même là qu'ils puisaient le métal forgeant nos armes, et là qu'ils entreposaient tout le matériel de guerre produit. C'était leur plus grande fierté.
Archaos avait du installer son armée dans cet endroit non seulement, car il était stratégique, mais aussi pour narguer son roi. Quoi de plus enrageant quand l'ennemi exploite nos atouts à ses avantages ?
— Ses troupes... Mais combien sont-ils à la fin ? s'exclama Lenora, que je sentais bouillonner.
— Ils sont bien plus que vous ne pouvez le penser, malheureusement, poursuivit Leven. Et leur nombre grandit de jour en jour.
— Pourquoi ? Où les trouve-t-il, tous ces valeureux guerriers ? Ces gens auraient-ils oublié que cet homme a terrassé nos familles ?
— Ils les trouvent au sein même de nos foyers et de notre armée, répondit le jeune homme, comme si ce qu'il disait ne venait pas de nous glacer le dos. Beaucoup viennent de Tamilaris.
— J'en doute, renifla le souverain.
Leven planta ses yeux dans les siens, soudain en colère.
— Oh si. Et vous êtes les seuls coupables, vous et vos nobles de pacotille. Votre peuple vit dans la misère tandis que vous vous noyez dans votre luxure.
Il se tourna vers nous.
— Tout cet or, ces beaux sourires, ces bonnes intentions... Ce n'est qu'un reflet. Tamilaris n'a jamais cherché à se redresser de la Guerre des Ombres. Du moins, elle n'en pas fait profiter son peuple, si elle l'a fait. Ce privilège n'a été réservé qu'à une élite.
L'atmosphère se tendit, presque instantanément. Le roi et la reine de Tamilaris voulurent protester, les yeux pleins de rage, mais Leven ne leur en laissa pas le temps.
— Ces gens ne sont pas motivés par la vengeance qu'Archaos cherche tant à acquérir, mais par la promesse d'un Monde nouveau qu'il leur fait miroiter.
— Et toi, quelle était ta motivation ? répliqua Lenora, ses mots sonnants comme une morsure.
Je m'attendis à ce qu'il ne réponde pas, mais il rétorqua, étrangement calme.
— La jalousie, l'ambition, l'envie de faire mes preuves, d'être respecté. Le pouvoir, aussi.
Ses yeux étaient baignés de culpabilité, et de rancœur. Envers lui-même ? Ou envers d'autres ? La louve se figea, pétrifiée, ses yeux luisants plantés sur Leven.
— Personne ne pourra me blâmer sur ce dernier point, ajouta-t-il, en défiant les souverains du regard.
— Ça suffit, gronda Aarin.
Tout le monde fit silence.
— Connais-tu certains de ses partisans ? reprit-il, comme si les dernières paroles échangées n'avaient aucune importance.
Chacun s'immobilisa, tendant les deux oreilles. Leven réfléchit une minute, avant de répondre :
— Non, je ne crois pas.
— Tu crois, ou tu en es sûr ? s'impatienta Torryn.
— Les membres les plus importants sont tous masqués, et affublés de pseudonymes. Même si effectivement, j'ai pu côtoyer quelques connaissances, je n'avais aucun moyen de le savoir.
Le Général Iandar opina. Il était calme, calme malgré l'immense frustration que je pouvais déceler sur ses traits.
— Bien. Norqirell, vous validez tout ce qu'il a dit ?
— Oui, mon Général. Quelques hésitations, de l'incertitude, mais aucun mensonge.
Un léger tressaillement parcourut les épaules de Leven, signe d'un certain soulagement.
— Que fait-on, donc ? Concernant les Ombres qui ne tarderont pas à sonner à notre porte ?
J'avais ouvert la bouche pour la première fois depuis le début de la réunion.
Plusieurs membres relevèrent la tête vers moi, un peu trop brusquement, signe qu'il m'avait peut-être oubliée. Ou peut-être ne s'attendaient-ils pas à autant d'assurance de ma part.
Toutes les têtes se tournèrent vers le Général, qui se redressa. Il parut parfaitement sûr de lui quand il donna sa réponse, et pourtant, je crus qu'il plaisantait.
— Nous ne faisons rien.
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