3 | Le dernier attribut de Cupidon
N'en déplaise à Elliott Rhys, Cupidon n'est qu'un gamin capricieux pas foutu de prendre les sentiments des autres au sérieux. Avec son entreprise, Monsieur sort le grand jeu du parfait petit ange. Espérons seulement qu'il n'a pas la fâcheuse habitude de se balader à poil aussi souvent qu'on le représente nu.
Lorsque j'ai tapé « Elliott Rhys » dans la barre de recherche, je suis tombée sur son nom complet : Elliott Valentin Rhys. Décidément, ce type avait tout pour faire de l'amour son domaine de prédilection.
Sa rubrique d'informations Wikipédia est quasiment vide. Origines vagues, de probables études dans de célèbres universités américaines, rien de plus. Il paraît davantage connu pour les scandales entourant son business que pour les sommes astronomiques qu'il reverse à des associations de lutte contre la faim à chaque fin d'exercice. Des sommes assez étonnantes, d'ailleurs, pour une société dont l'un des directeurs et propriétaires vit dans un immeuble aussi modeste que le nôtre.
Apparemment, le dicton de La Compagnie de l'Arc est que le bien-aimé ne se déniche pas sur Internet. Dans ta face, Meetic.
— Hm... Leur stratégie marketing tient la route.
La mélodie de la cafetière se noie dans les discussions ambiantes. Trop occupée à fixer la page ouverte sur mon ordinateur, je sirote le contenu de ma tasse dans le vide. Gaël lève les yeux de son cahier et rigole.
— Ceci mis à part, tu as trouvé des informations vraiment intéressantes ?
— Évidemment ! je lui réponds, toute fière, en tournant l'écran dans sa direction. Il y a tout un sujet de forum relatif aux actions en justice intentées contre l'agence française !
« Ce type a voulu me mettre avec un homme déjà marié ! Il avait deux enfants ! » se plaint une anonyme dans le fil de discussion. « Je les avais prévenus que j'étais lesbienne. Lorsque j'ai refusé de payer parce qu'ils m'avaient présenté un homme, ils m'ont reproché de ne pas être suffisamment ouverte d'esprit. Si ce n'est pas de l'homophobie, ça ! » ajoute une autre.
— Le groupe ne connait pas un mois sans que l'une des filiales ne soit accusée d'utiliser des méthodes frauduleuses. Ils devraient déjà avoir mis la clé sous la porte depuis un bail !
— Et tu ne serais pas justement en train de farfouiller sur le Net pour ne pas avoir à t'occuper de ta clé sous ta porte ?
Je ferme l'onglet du navigateur et reprends mon fichier Excel en grognant. Mon entreprise bat de l'aile. Ce n'est pourtant pas faute de profiter des talents de Gaël pour la communication digitale. Page Facebook, compte LinkedIn et site professionnel demeurent étonnement silencieux depuis deux ans.
Le dernier mariage en date n'a toujours pas été payé par mes clients. Il me reste encore à acquitter une demi-commande de rubans – j'ai supplié l'expert-comptable au téléphone pour qu'il m'accorde un délai supplémentaire – et une partie de la location du restaurant. Si François était là, il me reprocherait d'avoir été trop gentille en acceptant qu'on me règle la facture en plusieurs fois.
J'ai commencé à sortir avec lui lors d'une soirée d'intégration des classes infirmières dans un bar d'Amiens. C'est mon côté nana déprimée qui lui aurait donné le courage de tenter sa chance. Lui, il était le beau gosse blond dont toutes les filles raffolent. Après quelques verres, je lui avouais déjà être sur le point d'abandonner mon projet entrepreneurial à cause d'un manque de clientèle. Trois heures et plusieurs roulades dans sa chambre étudiante plus tard, il me convainquait de quitter ma campagne profonde pour développer ma boîte dans la capitale.
J'ai dû attendre la fin des contrats en cours pour relever le défi il y a deux semaines à peine. « Mais tu vois bien qu'une célibataire endurcie dans ton genre n'a pas la fibre du mariage, chérie ! » m'a balancé maman le jour du déménagement. J'ai donc quitté les Hauts-de-France pleine de ressentiment envers ma mère, qui semble plus croire en cette histoire de pauvreté intergénérationnelle qu'aux capacités de sa progéniture. Paris et son dynamisme représentent aujourd'hui mon dernier rempart avant le déficit de trop.
— Tu as réfléchi à ce dont on a parlé hier ?
— Pour cette histoire de poste à Ivry ? J'en sais trop rien... Dès l'instant où j'entrerai sur le marché en tant que salariée, je perdrai mon rêve d'indépendance. Je préfère considérer cette opportunité comme un ultime recours.
Le mot « indépendance » sonne bizarrement dans ma bouche. À l'évidence, celle dont je subis les conséquences n'a rien à voir avec l'image que je me faisais d'elle les années précédentes. À l'époque, je m'imaginais mariée, véritable businesswoman épanouie tant dans sa vie professionnelle qu'affective. Et maintenant, quoi ? Maintenant, Charlie a vingt-cinq piges, un compte bancaire dans le rouge et une énième rupture en travers de la gorge. Les affaires de François gisent à côté de moi. Deux caleçons fourrés à l'intérieur d'un sac de courses et une poignée de babioles décoratives. Cela fait désormais vingt minutes qu'il était censé me rejoindre ici pour les récupérer.
— Ta séparation avec François pèse beaucoup trop sur tes choix. En temps normal, tu aurais tout de suite accepté un partenariat avec cette agence pour te refaire, et te voilà qui prêches les bons principes et qui déclines leur offre...
— Tu insinues que le célibat influence mes décisions ?
— Oui.
J'essaie de le fusiller du regard, pourtant bien consciente de la véracité de ses propos. Gaël ignore ma fausse indignation et va chercher les restes de cookies qui traînent dans la coupelle au centre de la table. La carte 100 % bio de ce petit café en vogue chez la communauté hipster est un véritable paradis pour le végétarien en devenir qu'il représente. Contrairement à moi, Gaël est du genre courageux, qui ne se démonte pas et va au bout de chacune de ses idées. Là, par exemple, il espère devenir un écrivain suffisamment célèbre pour quitter sa boîte de communication graphique, même si, pour l'heure, on distingue plus de ratures que de phrases sur sa feuille toute chiffonnée.
Après un an de relation, je commençais à me projeter en compagnie de François. Comprenez que me retrouver face à un professionnel qui prône l'adultère me rende furieuse.
— Tu as un vrai don pour mettre les gens en couple, reprend Gaël en continuant de griffonner. Quel paradoxe d'être aussi malheureuse en amour !
C'est moi qui ai aidé Gaël à rencontrer ses différentes copines. La grande gagnante, Maddy, est une ancienne camarade de classe. Une gothique antillaise hyper barrée et prête à me suivre dans les locaux de l'université sous prétexte que, franchement, se cacher derrière des diminutifs bidons, c'est bien le seul moyen qu'ont trouvé les Charlotte et Madeleine de ce monde pour survivre.
— C'est vrai. Une entremetteuse qui foire tout le temps avec ses partenaires, tu penses qu'il en dirait quoi, notre Cupidon des temps modernes ?
La clochette de la porte d'entrée carillonne alors que Gaël est sur le point de me sortir une tirade mémorable sur ses connaissances en psychologie. François se tient sur le seuil et essaie de nous repérer parmi les consommateurs aux allures éclectiques.
Je me lève de la banquette, attrape ses affaires et l'entraîne à l'extérieur, juste devant la baie vitrée de l'établissement. L'eau des averses précédentes goutte depuis les auvents colorés des commerces et gonfle l'atmosphère d'une odeur de goudron détrempé.
Il n'y a pas grand monde dehors. Dans la voiture garée juste en face, j'entrevois les mèches dorées d'une cousine déloyale.
— Tu l'as amenée à notre rendez-vous ? J'espère que c'est une plaisanterie !
— On a juste une séance de cinéma dans dix minutes. (François doit sentir qu'il s'enfonce, car il fait mine de vérifier le contenu du sac pour changer de sujet.) Sérieusement, Charlie...
Il grimace en sortant un sous-vêtement sur lequel j'ai écrit « salaud » avec un marqueur, pile au niveau de l'entrejambe.
— Tu trouves le geste grotesque ? Qu'en est-il du tien ? Tu ne pouvais pas trouver une autre interne de ta promo, comme tu as su si bien le faire jusqu'à maintenant ? Il s'agit de ma cousine, François.
François ouvre sa bouche, la referme. Il ne devait pas se douter que j'étais au courant de ses petites tromperies. Le plus bête dans toute cette histoire, c'est que durant une année, je me suis reposée sur le fait qu'à moi, il me réservait ses nuits entières. Plus qu'une simple partie de plaisir, j'avais ses sommeils, ses étreintes inconscientes et ses cauchemars. J'espérais qu'il changerait une fois notre histoire devenue plus sérieuse. L'attitude caractéristique de l'idiote désespérée, me direz-vous.
— Je croyais que tu m'aimais, soufflé-je.
— Moi aussi, je le croyais.
Un nœud de barbelés grossit le long de mon œsophage. Mon Dieu ! Encore un mot et on tombe dans le mélodrame. Barre-toi, Charlie, ou tu vas finir comme la nana sur l'affiche de l'agence matrimoniale.
Mais c'est plus fort que moi.
— Si tu le croyais vraiment, tu ne serais pas allé voir ailleurs.
— Écoute, Charlie...
— Parce que tu penses que c'est à moi d'écouter ?
Me comprenant au bord de la crise de nerfs, François prend une grande inspiration et pose deux mains sur mes épaules tremblantes. Son parfum m'explose au visage. Il ne porte plus celui que je lui ai offert à son anniversaire.
— Je n'avais pas l'intention de te laisser sur le carreau, mais cette fois-ci, c'est différent. Alors oui, j'ai pensé à moi d'abord et à ce que je ressentais. Tu devrais faire pareil de temps en temps, et je ne parle pas seulement de ta situation amoureuse, Charlotte.
Il hésite entre déposer un baiser sur mon front et me lâcher. Je suis bien contente qu'il ne prenne pas notre relation pour un vieux film d'amour triste, et je patiente jusqu'à ce que la voiture disparaisse au coin du carrefour.
Sur le chemin du retour, je grimpe les escaliers de l'immeuble tout en discutant par SMS intermittents avec Gaël. J'habite un studio de quarante mètres carrés que j'ai trouvé par pur miracle, tandis que je rêvassais devant des annonces de lofts au-dessus de mes moyens. Un pop-up rose flashy a surgi du bas de mon écran pour un logement près de la porte Saint-Denis, proposé avec un loyer dérisoire compte tenu des tarifs habituels de la métropole. Le propriétaire devait vouloir le louer à tout prix – une histoire de meurtre non élucidé, sans doute. Peut-être bien qu'avoir dégoté ce studio représentera ma seule réussite de l'aventure parisienne.
Charlie : « Tu devrais faire pareil de temps en temps », gnagnagna ! Il croit que j'ai envie de me taper toute sa famille, moi ?
Gaël : Je ne crois pas qu'il parlait de ça.
Charlie : En fait, je devrais peut-être tenter ma chance. Il a un cousin beaucoup plus sexy que lui !
En vérité, les paroles de François se répètent en boucle à la manière d'un pénible leitmotiv. Pourquoi faut-il qu'il ait raison même dans les moments où j'aimerais le détester du plus profond de mon âme ?
Alors que je parviens au troisième étage, mes pieds s'emmêlent avec la colère et je rate la dernière marche, manquant de m'étaler à plat ventre sur la moquette.
Une porte d'appartement s'ouvre, la lumière du couloir s'allume.
— Tiens, mademoiselle Nantem ! Vous allez bien ?
— Euh... Eh bien, je...
J'ai du mal à formuler une phrase correcte. Elliott Rhys redresse les lunettes sur son nez bossu, déconcerté par mes bégaiements.
Permettez-moi de rectifier mon erreur. Quand je croyais qu'il n'avait sans doute pas la fâcheuse habitude de se balader à poil en public, j'avais manifestement tort.
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