Chapitre 1 : Banale ?
Dix ans plus tard
Rien n'est plus banal que d'avoir vingt-cinq ans, d'être fiancée et d'aider sa mère dans sa boutique de vêtements. Ce qui est moins banal c'est d'avoir été championne de France junior de danses latines, d'avoir failli participer aux championnats du monde de la même discipline, et de ne plus être capable de mettre ne serait-ce que un pied dans l'école de danse où on a tout appris, ou dans n'importe laquelle en vérité. Et pourtant c'est mon cas. En une demi décennie, je n'ai plus remis les pieds dans l'école de danse de mon père plus de cinq minutes. A chaque fois que mon abuelo vient à la maison il tente de me proposer quelques pas de rumba ou un passo doble et à chaque fois je refuse. Je n'en suis pas capable. Je ne mérite même pas de remettre un jour un pied dans une salle de danse. J'ai condamné mon meilleur ami à vivre dans un fauteuil roulant pour le reste de sa vie et c'est ce qui lui fait le plus fait de mal je crois. Hugo était né pour danser, comme moi, il n'a pas supporté de ne plus être capable de me faire tournoyer comme avant. Je venais le voir chaque jours, à l'hôpital, en maison de repos, puis à sa maison. Tous les après midi, j'allais passer quelques heures avec lui. Mais il y deux semaines, il est parti. Il est allé vivre à Lille en me disant que me voir tous les jours lui rappelait beaucoup trop une "époque qui était révolue". Lui aussi, au début, il a essayé de me persuader de retourner danser sans lui. Mais j'ai été inflexible. C'est à cause de moi s'il s'est retourné sur sa moto ce jour là, s'il n'était pas concentré sur la route. C'est de ma faute s'il ne peut même plus marcher, c'est de ma faute si sa mère a tant pleuré, c'est ma faute s'il est parti, si loin de Lyon, si loin de moi, et cela définitivement. Je l'ai condamné. J'ai condamné mon meilleur ami, que je considérais comme un frère à se déplacer dans une chaise roulante jusqu'à sa mort. Les larmes roulent sur mes joues en pensant à lui, en pensant à nous. Je supportait mal son absence, j'avais l'impression qu'il m'abandonnait une seconde fois. Il m'avait laissée derrière lui sans le moindre remord, et moi je passais mon temps à le pleurer, j'avais passé les dix dernières années de ma vie à vivre au ralenti pour lui, je ne dansais plus et était incapable d'entrer dans une salle de danse à cause de ce maudit accident et je venais de passer deux semaines dans un état déplorable sans même qu'il ne prenne la peine de m'envoyer un SMS pour me dire qu'il était bien arrivé. Sans réfléchir, entre la tristesse et la rage, je pose la pile de vêtements que je tiens à la main et hurle à ma mère que j'ai fini ma journée. Elle sort précipitamment de l'arrière boutique, un cintre à la main.
- Lola ? Tout va bien ?
Je ne réponds rien et sors en courant. Les larmes commencent à rouler sur mes joues et je cours, je cours sans m'arrêter, dans ces rues que je connais par cœur. En dix ans, je n'ai jamais arrêté de faire du sport, je me suis mise successivement à la course, au tennis, au basket, au foot puis l'an dernier au handball ce qui fait que je n'ai rien perdu de mon excellente forme physique et que je tiens sans mal ce rythme d'enfer jusqu'à l'école de mon père. Une fois devant, l'émotion me saisit aux trippes et mes larmes se multiplient, j'ai peur, j'ai mal, mais je suis comme contrôlée par la colère aveuglante qui m'anime et c'est ce qui me pousse à entrer. Une fois à l'intérieur, les odeurs familières m'assaillent en même temps que mes souvenirs. Je vacille un peu mais ne reviens pas sur mes pas. Pas cette fois. Ce n'est pas la première fois que je rentre ici depuis cinq ans. J'ai essayé, plusieurs fois, vraiment, mais à chaque fois, une fois l'émotion retombée, il ne restait que la peur et le vide de l'absence d'Hugo. J'avance encore de quelques pas prudemment comme si chaque planche au sol pouvait être piégée. Je sais que je ne pourrais pas danser mais je veux au moins pouvoir venir ici, dans cette école où j'ai passé les plus belles années de ma vie, sans manquer de m'évanouir. Isabel, la professeur de danse qui aide mon père depuis des années, et accessoirement la meilleure amie de ma mère, sort de l'une des salles avec un balai et pousse un cri étranglé en me voyant. Avant que je n'aie le temps de réaliser ce qui m'arrive, elle se précipite vers moi, lâchant son balai dans sa course et me serre contre elle à m'étouffer. Sa fille, Chloé, avec qui j'ai passé beaucoup de temps depuis deux ans qu'elle est revenue aménager à Lyon, à la fin de ses études arrive à son tour et m'adresse un sourire rayonnant, comme pour m'encourager. Je ne savais même pas que Chloé dansait. Elle ne me l'a jamais dit, probablement parce qu'elle a très vite compris, sûrement avant même de me rencontrer, qu'avec moi la danse est un sujet très sensible. Isabel finit par me lâcher et me prend la main.
- Lola, corazon, qu'est ce qui t'amène ? Je suis heureuse de te voir ici ! Ton père donne un cours dans la grande salle si jamais tu le cherches, tu as besoin de quelque chose ?
Je secoue la tête négativement et Isabel me sourit avant de se diriger vers la grande salle, probablement pour danser elle aussi, ou pour aider mon père. Quand elle ouvre la porte, la musique me parvient aux oreilles et presque immédiatement, je nous revois Hugo et moi danser sur cette chanson, une rumba, une douzaine d'années plus tôt. Ma tête me fait mal, mon cœur me fait mal, ma vie n'a plus aucun sens mais il y'a quelque chose que je sais depuis toujours et qui ne changera jamais. Je suis née pour danser. Je lâche d'une voix rauque alors que la porte se referme.
- Chloé, tu as une tenue à me prêter ?
Elle hoche la tête avec empressement et me prends par la main jusqu'au vestiaire. Là bas, elle me prête une jupe ample, des talons et un débardeur. Une fois qu'elle est sortie, je me change et retourne derrière la porte de la grande salle. La main à quelques millimètres de la poignée, le doute m'envahit et ma dernière promesse à Hugo me revient en mémoire comme une gifle. "Même si tu pars je reste fidèle à ma promesse, je ne danserai plus jamais, pas sans toi". Je reprend soudainement conscience de ce que je suis réellement en train de faire et cherche l'air en reculant de quelques pas, tremblant de la tête aux pieds. Chloé arrive dans mon dos et pose sa main sur mon épaule.
- Lola ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Maintenant que ma rage est retombée, la peur s'empare à nouveau de mon esprit et je me contente de lui souffler.
- J'ai fait une erreur...
- Non, dis pas ça... tu te prives de danser depuis trop longtemps, je t'ai vue tout à l'heure quand tu as entendu la musique ! Tu te fais du mal à vouloir à tout prix te persuader que ta petite vie bien paisible loin de cette école te convient parfaitement. Tu sais comme moi que c'est un énorme mensonge et...
Je ne prend pas le temps de l'écouter jusqu'au bout et m'enfuit une fois de plus, laissant derrière moi mes démons et ce qui a longtemps été ma raison de vivre...
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